Une pétition adressée au président de la République, signée par un collectif de 250 éditeurs, écrivains et libraires, dénonce la fermeture des librairies. (cf. Le Monde – 1er et 2 novembre 2020)
Les contraintes sanitaires étant respectées, l’argumentaire s’appuie sur un « totalement incompréhensible » [« Seul Internet est autorisé à vendre des livres. Que les librairies indépendantes soient contraintes de fermer est totalement incompréhensible. »] pour aller à l’essentiel de la librairie : « Comme vous le savez, ces librairies jouent un rôle que nul autre ne peut tenir dans l’animation de notre tissu social et de notre vie locale, pour la transmission de la culture et du savoir et le soutient à la création littéraire. »
Et, au cœur de l’explication de l’essentiel « Le retour en nombre des lecteurs en librairie, jeunes ou adultes, à l’issue du premier confinement, a illustré cette soif de lecture, porteuse de mille imaginaires(…) »
La question centrale concerne la nature de l’essentiel politique sur lequel s’appuie le gouvernement pour décider de la fermeture des magasins et le rapport avec cet essentiel de la librairie.
La définition de cet essentiel politique se trouve donc dans le contenu des magasins : ce sont les produits sur les rayonnages qui disent ce qu’est l’essentiel.
Essentiel de quoi ?
Les discours présidentiels indiquent de manière directe (guerre…) ou pas (mesures visant exclusivement le corps – survie, mouvement, arrêt) qu’il s’agit d’une vie minimale, de survie.
L’essentiel politique est donc ce qui permet l’alimentation (survie), le bricolage et le jardinage (mouvement) à l’exclusion du reste (arrêt).
Autrement dit, l’essentiel politique, à côté de l’alimentation/survie, est le faire ou le non-faire du corps, ce que confirme le discours gouvernemental qui décrète ce qui est permis et interdit, à la manière du parent parlant à l’enfant, limitant la responsabilité au respect de l’interdit, donc à l’obéissance, sans jamais s’adresser à l’activité de l’esprit. (cf. article E.Macron, S.Paty, Nice)
Dans ces conditions, il est évident que l’essentiel de la librairie tel qu’il est présenté par la pétition n’est pas convainquant : on peut survivre, sans livre, sur une île déserte qui fournit la nourriture suffisante et des supports à l’imaginaire… si l’imaginaire a besoin de supports extérieurs.
Car cette réduction, par les auteurs de la pétition, de la lecture à « mille imaginaires » ne permet pas d’expliquer en quoi le livre n’est pas, comme il est précisé dans le même texte, « un produit comme un autre. »
Le bricolage est aussi un support pour l’imaginaire.
Le seul réel qui confère au livre un essentiel qui n’a rien à voir avec l’essentiel politique est le réel de l’esprit sans lequel être, réduit au mouvement/arrêt du corps, est bancal.
Ce qui inclut non seulement le livre, non seulement toute production de l’esprit (théâtre, cinéma, peinture, musique…) mais aussi, et contrairement à ce laisse entendre l’essentiel politique gouvernemental, ce qui est alimentation et mouvement ou arrêt du corps.
Autrement dit, le seul discours contestataire est celui qui refuse la dichotomie corps/esprit, telle qu’elle apparaît, en relief ou en creux, dans le discours politique.
Donc, si la pétition escamote la question du commerce (voulue ou pas, l’omission signifie un malaise) qu’est aussi la librairie (ceux qui la critiquent ne manquent évidemment pas de le rappeler), c’est que ses auteurs et ses signataires ne visent pas l’essentiel de la cible du système capitaliste dont ils ne contestent qu’un mode de fonctionnement.
Ne pouvant, ne voulant, mettre en cause le système (dont fait évidemment partie le commerce du livre) régi par l’équation être = avoir, ils signifient, peut-être malgré eux, à la manière d’un lapsus, que l’essentiel de la librairie, tel qu’ils le définissent, n’est pas contradictoire avec l’essentiel politique qui ferme les librairies.