Etat des lieux – essai sur ce que nous sommes – 15 – (La philosophie – VIII – La question de l’éthique : éthique et morale – Montaigne – Spinoza : 3 –la question de la mort)

Montaigne : « Philosopher, c’est apprendre à mourir » (Livre I – 20)

Spinoza : «  L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie » (IV – Proposition 67)

Les deux positions paraissent antagonistes, du moins jusqu’à la question du rapport entre vie et mort : si la vie contient la mort, est-ce que penser à la vie n’est pas aussi penser à la mort ?  

On notera aussi que apprendre et penser ne sont pas synonymes et que  mourir et mort ne désignent pas la même chose.

Apprendre vise un savoir alors que penser indique une réflexion.

Mourir est un moment de la vie, le dernier, alors que la mort est… ?

Là encore se pose une question : envisager la mort en tant que concept et envisager sa mort ne concernent pas le même objet.

Autrement dit, Montaigne parle d’un acte, Spinoza d’un état.

L’un et l’autre sont évidemment d’accord pour reconnaître son caractère inévitable.

Qu’est-elle, du point de vue du sujet confronté à ce réel inéluctable ?

Ce qui intéresse Spinoza, c’est comprendre les rapports que nous nouons avec l’extérieur (personnes, objets), les affects qu’ils produisent et les modifications qu’ils entraînent dans le maillage des interactions de notre structure personnelle qui nous constitue en tant qu’être vivant. Or, notre état futur de mort ne peut avoir le moindre rapport avec notre état présent de vivant. Toute connaissance de cet état est donc par définition impossible. Autrement dit, notre mort est un rien dont l’investissement réflexif ne peut que produire des affects négatifs, la tristesse, et, pour le sujet, sa mort ne peut pas être un objet de savoir.

Pour Montaigne, apprendre à mourir (Chapitre 20 du premier Livre des Essais qu’il commence à rédiger à trente-huit ans) passe par la pensée.

« Le but de notre carrière, c’est la mort, c’est l’objet nécessaire de notre visée : si elle nous effraie, comment est-il possible d’aller un pas avant sans fièvre ? Le remède de la foule, c’est de n’y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement ? (…) On fait peur à nos gens, seulement de nommer la mort, et la plupart s’en signent, comme du nom du diable. » (I -20)

C’est une position théorique initiale héritée notamment de la philosophie stoïcienne fondée sur un volontarisme : je décide de maîtriser cet inéluctable par un effort de ma pensée.

L’expérimentation de la vie va le conduire peu à peu à infléchir sa position, jusqu’à écrire ceci, quinze ans plus tard dans le Livre III :

« Elle [la mort] ne vous concerne ni mort ni vif ; vif, parce que nous êtes ; mort parce que vous n’êtes plus. Nul ne meurt avant son heure. (…) Où que votre vie finisse, elle y est toute. L’utilité du vivre n’est pas dans l’espace, elle est dans l’usage.  (…) Il gît en votre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vécu*.» (III- 12)

Si l’on excepte la dernière phrase (j’y reviendrai*), il n’y a plus beaucoup de différence entre les deux philosophes.

Montaigne a modifié son point de vue en expérimentant les guerres de religion, la politique, en observant le comportement des gens simples.

«  Notre religion est faite pour extirper les vices ; elle les  couvre, les nourrit, les incite » (II –XII : Apologie de Raimond Sebond)

«  Les lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité, elles n’en ont point d’autre. » (III- 13)

« Les mœurs et les propos des paysans, je les trouve communément plus ordonnés selon la prescription de la vraie philosophie que ne sont ceux de nos philosophes » ((II – 17)

La contingence des valeurs religieuses prétendument absolues (elles dictent alors la loi générale), les effets qu’elles produisent (intolérance, cruauté, guerre… et peur de la mort) le convainquent de chercher la sagesse en lui (en s’appuyant sur la philosophie grecque et romaine).

« Chacun regarde devant soi ; moi, je regarde dedans moi : je n’ai affaire qu’à moi, je me considère sans cesse, je me contrerolle [examine], je me goûte (…) je me roule en moi-même » (II- 17)

Il est en effet persuadé que « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » (III – 2)

« Recueillez-vous ; vous trouverez en vous les arguments de la nature contre la mort, vrais, et propres à vous servir à la nécessité » (III – 12)

La Nature (la majuscule qu’il met à la toute fin du livre lui vaudra la condamnation de l’église) a, dans sa pensée (non dans sa pratique) remplacé Dieu.

Sa Nature (Deus sive Natura)est celle de Spinoza. (cf. article)

La substance qui la définit élimine le surnaturel de la conception du monde et de l’homme et l’Ethique propose une philosophie immanente de la vie. La vie mode d’emploi selon la Nature.

Ce qui est l’élément moteur de la Nature, donc de ses modes (dont l’homme), est une forme d’énergie qu’il nomme conatus (de conor : s’efforcer de). La vie consiste donc à persévérer dans son être.

Ainsi, la mort ne peut venir que de l’extérieur.

« Aucune chose ne contient en elle rien par quoi elle pourrait être détruite, autrement dit, qui nierait son existence ; mais elle s’oppose au contraire à tout ce qui pourrait la nier ; c’est pourquoi, autant qu’elle le peut et autant qu’il est en elle, elle s’efforce de persévérer dans son être. » (Partie III – Proposition 6 – Démonstration)

Là, est peut-être le problème.

« La mort du Corps [la majuscule pour indiquer qu’il s’agit de tous les modes participant de la Nature, les hommes comme tout le vivant], comme je l’entends, se produit lorsque ses parties sont ainsi disposées qu’un autre rapport de mouvement et de repos s’établit entre elles. » (Partie IV – Proposition 39 – Scolie)

Autrement dit : tout corps vit sous ses propres rapports et il entre en relation avec les objets extérieurs, cherchant ceux qui lui conviennent, c’est-à-dire ceux dont les rapports produisent une augmentation de sa puissance de vie, ou alors, s’ils ne conviennent pas, une diminution de cette puissance, jusqu’à la mort.

Ainsi, les aliments, matériels et spirituels.

La mort survient quand l’objet extérieur bouleverse les rapports intrinsèques, rendant ainsi non viable la structure qui nous constitue.

Ainsi, pour m’en tenir à l’aliment matériel, un plat de girolles convient, un plat d’amanites phalloïdes tue.

Pour autant qu’on puisse le savoir, l’amanite, qui n’est en soi ni bonne ni mauvaise, n’a rien, relativement à l’odorat et au goût, qui indique son effet de destruction pour notre corps. Sans quoi personne n’en aurait jamais mangé. C’est dire que, relativement au goût et à l’odorat, l’amanite convient puisqu’elle ne bouleverse pas les rapports sous lesquels vit le corps pour ce qui concerne ces deux sens. Ce qui les bouleverse et fait que la vie du corps est détruite, c’est autre chose, perceptible ni par le goût ou l’odorat, d’ordre chimique.

L’amanite est extérieure à moi, je la mange sans savoir qu’elle ne peut pas convenir pour l’essentiel, et je meurs.

On peut multiplier les exemples, de l’erreur du même type jusqu’à l’accident en passant par l’affrontement physique.

Mais qu’en est-il de la notion d’extérieur si je la rapporte par exemple à un réel dont  Spinoza ignorait évidemment tout, à savoir la mort programmée des cellules, l’apoptose, une stratégie de l’organisme en développement qui intervient par exemple pour la formation des doigts, du cerveau et l’établissement des connexions neuronales (synapses).

Les cellules sont programmées pour disparaître et elles meurent, phagocytées par les globules blancs.

De quel extérieur viendrait la mort nécessaire de ces corps ?

Qu’en dire encore, s’agissant de la fin, par affaiblissement progressif, d’une vie qui s’éteint doucement, sans accident ni pathologie, comme une bougie qui a brûlé toute sa cire ?

En d’autres termes, est-ce que la mort cellulaire qui se manifeste dès le tout début de notre vie et qui se poursuit durant toute sa durée ne produirait pas un discours biologique ?

Si l’on accepte cette hypothèse – la mort fait partie du discours que nous tient notre corps au quotidien – la notion d’extériorité de la cause de la mort disparaît.

Le problème qui se pose alors est celui de la conjonction de ce discours biologique du corps manifesté dès la conception, avec la conscience de la et sa mort, qui intervient vers trois ou quatre ans.

Les conséquences ne sont évidemment pas les mêmes.

Si la mort – hors accident, agression… – ne vient pas de causes extérieures (ce qui pose la question de la genèse de la maladie), alors, le rapport que nous entretenons avec elle change, en particulier pour ce qui est du suicide.

Pour Spinoza, c’est un contre-sens puisque il est antinomique du conatus, persévérer dans son être.

Pour Montaigne, c’est très différent : la dernière phrase de la citation (*) indique que nous pouvons décider de la fin de notre vie, ce qu’il confirme, dans le même passage «  Encore n’y-a-t-il chemin qui n’ait son issue » après avoir consacré au suicide le chapitre 3 du Livre II : (…) « La mort est la recette à tous maux. (…) La plus volontaire mort, c’est la plus belle. »

Alors ?

Pour moi, l’Ethique représente la lecture la plus pertinente de ce que nous sommes en tant qu’êtres participant de la Nature, sous le mode propre à notre espèce, et au même titre que tout ce qui existe. La liberté est d’abord une connaissance d’un « comment ça marche » déconnecté du discours de transcendance.

Le livre permet de voir (comme en surplomb) et de comprendre l’ensemble indissociable corps/esprit de l’individu dans son rapport avec le monde.

La démarche est d’ordre conceptuel : il s’agit de substituer à des idéologies, des croyances aliénantes (dans le sens de dépendance), une pensée cosmologique établie sur les données que fournit la raison.

La mort est un impensable. Si le corps meurt, l’esprit, dans ce qu’il a acquis d’adéquation avec la substance dont il est un mode d’existence, vit dans l’éternité de la Nature.

Les Essais sont un guide de voyage calé sur un récit questionnant. Le voyage d’une vie qui se termine par la mort.

« Toute mort doit être de même sa vie. Nous ne devenons pas autres pour mourir. J’interprète toujours la mort par la vie » (…) « De vrai, ou la raison se moque, ou elle ne doit viser qu’à notre contentement, et tout son travail, tendre en somme à nous faire  bien vivre et à notre aise, comme dit la Sainte Ecriture [réf. à l’Ecclésiaste] : « Et j’ai connu qu’il n’est rien de mieux que de se réjouir et de prendre du bon temps dans la vie » (Livre III- 12)

S’ils diffèrent dans l’approche de la mort, Montaigne et Spinoza s’accordent sur le but à atteindre dans la vie.

« La plus expresse marque de la sagesse, c’est une réjouissance constante » (Essais : I -26)

« Ainsi, outre le fait que cette doctrine procure une entière tranquillité d’âme, elle a l’avantage de nous enseigner en quoi consiste notre suprême félicité, c’est-à-dire notre béatitude. » (Ethique : proposition 49 – scolie)

Si Spinoza a donné son nom à une philosophie – le spinozisme – (je ne suis pas sûr qu’il aurait apprécié), il n’existe pas de « montaignisme ».

C’est que la philosophie dont Montaigne fait l’éloge [« On a grand tort de la [la philosophie] peindre inaccessible aux enfants (…) L’âme qui loge la philosophie doit, par sa santé, rendre sain encore le corps. Elle soit faire luire jusques au dehors son repos et son aise. (…)(III- 12)] se démarque de tous les dogmatismes et qu’elle est une perpétuelle remise en question d’elle-même.

Je terminerai par les toutes dernières lignes des Essais :

« Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. Or la vieillesse a un peu besoin d’être traitée plus tendrement. Recommandons-la à ce Dieu [Phébus-Apollon], protecteur de santé et de sagesse, mais gaie et sociale :

« Permets que je jouisse, ô Latonien [Phébus-Apollon est fils de Zeus et de Latone],

De mes biens et d’un corps sain, de facultés

Saines, et que j’obtienne, avec bonne vieillesse,

Le pouvoir de toucher encore ma lyre »

(Horace, Odes I, 31 – vers 17-20)

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