Etat des lieux – essai sur ce que nous sommes – 14 – (La philosophie – VII – bilan : la dialectique hégélienne appliquée à Marx)

A la fin de sa vie, Marx disait qu’il n’était pas marxiste. S’il avait voulu seulement signifier qu’il ne se reconnaissait pas dans la lecture que certains faisaient de sa philosophie et de son projet, sa préoccupation quasi obsessionnelle d’exactitude le lui aurait fait préciser.

Et même si on en fait une boutade, cette négation de soi ne peut pas être considérée comme anodine.

Elle dit autre chose.

Pour preuve, la proposition ahurissante qu’il fit présenter en son nom par Engels au congrès de l’Association Internationale des Travailleurs (la 1ère Internationale) tenu à La Haye en 1872, de transférer le siège de l’organisation révolutionnaire aux Etats-Unis.

L’explication généralement fournie de cette proposition qui signifiait la mort certaine de l’Association à la naissance de laquelle il avait beaucoup travaillé huit ans plus tôt (elle fut effectivement dissoute à Philadelphie en 1876) est que sa direction lui échappait à cause des querelles entre ses partisans et les anarchistes.

Pourtant, il avait réussi à faire exclure Bakounine, leur chef de file, par une majorité de délégués qui le suivit encore pour voter sa proposition qui ne trompa personne : les Français présent au congrès firent observer qu’on pouvait tout aussi bien transférer le siège de l’organisation dans la lune.

Pourquoi un lutteur aussi acharné recula-t-il et de cette manière ?

En 1870, l’organisation avait été impuissante à empêcher la guerre et ce qu’il avait écrit dans la Première Adresse (cf. article précédent) montre assez qu’il croyait à la force de l’internationalisme prolétarien. En 1871, elle n’avait eu aucune influence dans le déclenchement et le déroulement de la Commune de Paris qu’elle n’avait pas considéré avec sympathie même après son écrasement sanglant ; et puis, Marx s’était trompé sur les suites de la révolte en 1842 des tisserands de Silésie et aussi en prédisant en 1851, 1857 et 1872 des révoltes qui n’eurent pas lieu.

La théorie révélait sa faiblesse par des erreurs de pronostic. Mais si le pronostic était erroné, qu’en était-il du caractère scientifique de la théorie ?

 Alors, est-ce que son sabordage de la première organisation prolétarienne internationale, un acte délibéré qui détruisait un outil de lutte qu’il avait construit, ne fut pas le signe d’un constat qu’il lui était impossible de formuler autrement que par une proposition aberrante ?

Marx n’avait-il pas le sentiment que les erreurs de pronostic et les querelles de pouvoir qui se manifestaient dans l’organisation révolutionnaire attestaient une faille dans sa théorie ?  

D’un côté, un investissement quasi pathologique dans un travail forcené de lecture et d’écriture pour une synthèse d’une puissance phénoménale, de l’autre, la distorsion entre la théorie et le réel, et la réalité navrante des hommes – dont lui-même – s’entre-déchirant dans l’organisation révolutionnaire. Une démarche qui s’apparente à celle de Rimbaud rêvant à la même époque de l’idée de communisme, mais dont le moyen de lutte fut le seul langage, et la recherche celle d’un « verbe [dans le sens étymologique de « mot »] nouveau accessible à tous les sens » : une démarche jusqu’aux confins du possible, peut-être juste avant la folie, et qu’il abandonna à vingt ans.

Aventure révolutionnaire intérieure pour le poète, quasi messianique pour le philosophe.

Il faut se représenter Marx à Londres, passant ses journées dans la salle de lecture du British Museum et travaillant chez lui la nuit pour lutter contre la misère qui emporta  trois de ses enfants, fragilisa la santé de son épouse et la sienne ; une misère noire (atténuée à la fin par les dons de son ami Engels) qui le mit dans l’impossibilité d’acheter le cercueil de sa fille, de payer le médecin pour sa femme, qui obligea parfois la famille à se nourrir pendant des jours et des jours de pain et de pommes de terre…

Et au milieu de cette nuit, la lumière effrayante que donne la certitude de maîtriser l’histoire : (…) Tout nouveau soulèvement prolétarien en France sera immédiatement le signal d’une guerre mondiale. La nouvelle révolution française sera obligée de quitter aussitôt le terrain national et de conquérir le terrain européen, le seul où pourra l’emporter la révolution sociale du 19ème siècle. Donc, ce n’est que par la défaite de Juin que furent créées les conditions permettant à la France de prendre l’initiative de la révolution européenne. Ce n’est que trempé dans le sang des insurgés de Juin que le drapeau tricolore est devenu le drapeau de la révolution européenne, le drapeau rouge. Et nous crions : la révolution est morte ! Vive la révolution ! »

Cette conclusion de la première partie des Luttes de classes en France et qui concerne la période de février à juin 1848 a des accents hugoliens ; mais si le poète, « rêveur, la tête aux cieux dressée… » (Les Châtiments) voyait un avenir flamboyant, couleur du feu symbole de vie, Marx, les yeux rivés sur la terre, le voit en rouge, couleur de sang signe de mort. Et la suite des événements  montre qu’il ne s’agit pas d’une métaphore.

                                                      *             

Que donne la dialectique hégélienne appliquée à Marx pour comprendre l’acte de sabordage et la négation de soi ?

La question centrale qui intéresse Hegel est celle de l’identification de l’Etre. Qu’est-ce que Etre dans son essence ?

Dans la Phénoménologie de l’esprit (1807)  son ouvrage majeur, Hegel prend les exemples de « l’Ici » et du « Maintenant », deux notions, deux concepts dont le sens semble évident : nous avons une idée de l’un et de l’autre, leur sens nous paraît coller au mot lui-même : ici, c’est ici, et maintenant, c’est maintenant. En disant cela, nous avons l’impression de connaître l’essence de ces deux mots, ce qu’ils sont, leur Etre.

Supposez que vous êtes devant un arbre et qu’il y a, derrière vous, une maison. Vous les regardez successivement et vous dites pour chacun : il est ici, elle est ici, ce qui correspond à votre idée de l’Ici que vous identifiez à l’ici de l’arbre et à l’ici de la maison.

Voici ce qu’en dit Hegel :

« » L’Ici, par exemple, est l’arbre. Si je me retourne, cette vérité a disparu, s’est renversée en vérité opposée : l’Ici n’est plus un arbre, mais au contraire, une maison. L’Ici proprement dit ne disparaît pas ; il perdure au contraire dans la disparition de la maison, de l’arbre etc., et il est indifférent au fait d’être maison, arbre. »

L’arbre et la maison ne peuvent pas être l’Ici. Ils en sont deux signes. Pour autant l’Ici, en soi, en tant qu’idée, n’a pas disparu, il s’est transformé, il a pris un autre sens à partir du moment où vous ne vous êtes pas contenté d’une expérience sensible mais où vous avez tenté d’en faire un objet. L’Ici n’est plus un, il est devenu  multiple et il y aura autant d’ici que vous répéterez l’expérience.

Même chose avec la notion de Maintenant : si vous dites « maintenant, il est 6 heures » ce maintenant-ci n’est plus au moment où vous le dites (il est 6 heures passé d’une ou deux secondes). Et pourtant, Maintenant, en tant qu’idée, ne disparait pas. Mais qu’est-ce que le Maintenant ?

Selon Hegel [ce qui est entre les crochets sont des explications] :

« 1 – Je désigne le Maintenant [6 heures] ; il est affirmé comme étant le vrai ; mais je le montre [distancié de Je] comme quelque chose qui a été [il est six heures passées de quelques secondes], ou comme quelque chose qui est aboli ; j’abolis la première vérité, puis,

2 – J’affirme Maintenant [en tant qu’Etre] comme la seconde vérité que ce quelque chose [le Maintenant du 1] a été, qu’il est aboli ;

3 – Mais ce qui a été [le Maintenant du 1 aboli] n’EST pas [ « il n’a pas la vérité de l’Etre » ajoute Hegel un peu plus loin] ; donc, j’abolis l’avoir été ou l’être aboli, c’est-à-dire j’abolis la deuxième vérité ; donc je nie, ce faisant, la négation du Maintenant et reviens à la première affirmation : Maintenant est. »

Maintenant, qui n’a pas cessé d’exister, n’est donc plus le même «  Un Maintenant qui est absolument un grand nombre de Maintenant, et c’est là le Maintenant véritable ».

Tel est le principe dialectique : il n’y a pas des ceci ou des cela fixes, figés, dont la connaissance serait immédiate et absolue, mais les ceci et les cela sont, en mouvement, les résolutions de contradictions, d’aller et retours de l’idée expérimentée, considérée comme objet.

La « nature » nous en offre cet exemple bien connu : le bourgeon est détruit par la fleur qui est détruite par le fruit ; le fruit permet donc de connaître le bourgeon et la fleur comme éléments d’un processus ;  à proprement parler ils ne disparaissent pas, comme on pourrait l’imaginer par la seule expérience sensible : le fruit contient l’un et l’autre, modifiés.

Appliqué à l’Histoire : l’Ancien Régime est détruit de l’intérieur par la Révolution à son tour détruite de l’intérieur pour donner un régime qui n’est ni l’Ancien Régime ni la Révolution mais qui est à la fois l’un et l’autre, à savoir l’Empire, qui emprunte l’idéologie et les formes modifiées de l’Ancien Régime et va poursuivre la Révolution en exportant ses idées dans l’Europe entière, indépendamment des intentions de Napoléon.

Marx, séduit par le raisonnement dialectique et le jeu des constituants des peuples et des époques, le renverse : il n’y a pas d’abord l’idée (l’Etre), l’Ici et le Maintenant par exemple, mais un réel matériel (la maison, l’arbre, l’heure… l’entreprise), économique (le capitalisme), sociale (la place dans les rapports de production, les classes sociales), et c’est ce réel qui détermine l’idée, l’Etre.

Autrement dit, la démarche hégélienne (dialectique) est juste, mais elle pose le problème de la connaissance du sens, à l’envers. Elle marchait sur la tête il suffit de la remettre sur ses pieds.

Appliquée à Marx, elle donnerait donc ceci : Marx élabore sa théorie politique qu’il considère comme vérité scientifique. Regardée ensuite par lui-même en tant qu’objet, en ce sens qu’elle a été confrontée au réel (diffusion, contestation, organisation révolutionnaire), cette vérité est « niée » par les comportements des militants révolutionnaires en particulier par les anarchistes, et cette négation, niée à son tour (un « ce n’est pas ça » ne peut pas être considéré comme Etre – cf. Maintenant), renvoie à la théorie qui n’est plus identique à la vérité scientifique première : ce qui instille alors le doute chez le créateur de la théorie, c’est-à-dire mise en cause de la certitude scientifique initiale, et conduit ainsi au sabordage de la première internationale et à l’affirmation paradoxale de la négation de soi.

On peut donc demander à ces deux philosophes si l’erreur n’est pas de vouloir trouver, pour donner un sens à l’histoire humaine, une essence là où elle n’est pas.

En d’autres termes est-il possible de comprendre le monde, soit à partir de ce qui se passe dans la tête (Hegel), soit, pour le transformer, à partir de ce qui se passe dans  (ce qui est défini de manière exhaustive comme) le réel ?

Hegel et Marx utilisent le même raisonnement dynamique, mais l’un et l’autre conduisent dans une impasse, soit par défaut (Hegel) soit par fiasco (Marx) : à quoi me sert la dialectique si elle ne permet qu’une compréhension du monde (et quelle utilité pour vivre de me poser la question de l’essence du Maintenant ?) ou si la transformation du monde ne se produit pas ?

L’un et l’autre, dont les œuvres continuent de susciter l’intérêt général, posent de manière encore plus aiguë la question initiale de cette partie de l’essai (à quoi sert la philosophie ?) et son corollaire : existe-t-il un rapport entre la philosophie et une éventuelle transformation du monde ?

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