– Marx et Freud –
En dépit de tout ce qui les oppose ou est censé les opposer, Marx et Freud ont en commun d’avoir remis en cause les explications habituelles « évidentes » des comportements humains et sociaux dont ils s’efforcent l’un et l’autre d’identifier les moteurs cachés. Les machineries qu’ils mettent au jour sont si surprenantes et dérangeantes que les hommes et les sociétés n’acceptent de les examiner qu’avec beaucoup de réticences, le plus souvent pour les rejeter.
L’un et l’autre ne l’ignorent pas :
– « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte Alliance pour traquer ce spectre (…) » (Marx et Engels – Manifeste du Parti communiste)
– « La psychanalyse provoque donc, chez ceux qui en entendent parler, la même résistance qu’elle provoque chez les malades. C’est de là sans doute que vient l’opposition si vive, si instinctive que notre discipline a le don d’exciter. » (Freud – Cinq leçons sur la psychanalyse)
Marx explique que le moteur de l’histoire humaine est la lutte des classes, que la bourgeoisie qui bouleverse tout ce qui existait avant elle a un rôle éminemment révolutionnaire et qu’elle a mis au monde, un peu comme un apprenti sorcier, la force qui va la détruire pour libérer l’humanité, la classe ouvrière, qui sera la dernière classe exploitée.
Freud explique pour sa part que la psychanalyse est un acte thérapeutique qui peut aider à libérer l’individu des difficultés liées aux refoulements qui trouvent leur origine dans les toutes premières années de la vie et qui sont les causes principales de ses souffrances et de ses dysfonctionnements.
L’un et l’autre proposent donc deux théories à visée libératrice fondées sur un examen du réel, économique, social, physique ou psychologique, dans ce qu’il a de pathogène et annoncent la vraie « bonne nouvelle » aux hommes : la misère sociale et la misère psychologique ne relèvent pas de la fatalité ou du mystère, comme certains le croient et veulent le faire croire, mais elles sont contingentes, de l’ordre de l’immanence ; l’homme n’est donc pas voué au malheur à cause d’une « faute originelle » ou à cause de sa « nature », mais il peut et doit connaître le fonctionnement objectif des structures collectives et individuelles pour ne pas se fourvoyer dans le choix des actions nécessaires à l’amélioration des conditions de son existence.
La véritable histoire de l’homme commence donc après sa libération (collective ou individuelle), et par histoire il faut entendre une maîtrise de son destin qui lui échappe à cause de son ignorance des principes de fonctionnement de l’économie (Marx) ou de l’inconscient (Freud), ignorance qui le maintient dans une situation d’aliénation.
– L’analyse capitale –
L’analyse que Marx fait de la machine économique dans Le Capital (premier livre publié en 1867) est en même temps d’une extraordinaire précision et d’une grande difficulté d’approche. On peut, en consultant la seule table des matières du livre organisé en trois parties et couvrant plus de trois mille pages, se représenter l’incroyable somme de connaissances accumulées et de travail fourni pour la réalisation d’un projet impressionnant par la minutie de la recherche et l’ampleur de l’analyse. Du reste, Marx ne parvint à mettre en forme que le premier volume, et c’est Engels, qui, après la mort de son ami, réunit ses notes, les organisa et publia les deux autres.
Vivant à Londres avec son épouse et ses enfants dans une grande misère (pour se nourrir, ils durent parfois mettre en gage jusqu’aux vêtements qu’ils portaient), affligé de furonculose et d’une maladie de foie, Marx travailla jour et nuit à la réalisation de son œuvre dans des conditions éprouvantes et difficiles :
– « Je suis contraint de tuer (…) le jour avec des travaux alimentaires. Il ne me reste que la nuit pour de véritables travaux, et encore des malaises viennent les interrompre » (lettre à Lassalle, avocat allemand, le 21 décembre 1857- Lettres sur Le Capital – Editions Sociales – 1964).
– « Je travaille à présent comme un cheval de labour : il me faut utiliser tout le temps où je suis capable de travailler car les anthrax sont toujours là ; toutefois, ils ne me gênent à présent que localement, sans me troubler la cervelle. » (Lettre à Engels, le 20 mai 1865 – id.)
Quant à la précision et à la minutie, trois exemples de difficulté croissante parmi une multitude d’autres possibles :
1 – « Pour la section de mon livre sur l’outillage d’une entreprise, j’éprouve un grand scrupule. Je n’ai jamais compris clairement comment les machines à filer automatiques ont modifié l’industrie de la filature, ou plutôt, puisque déjà auparavant on utilisait la vapeur, comment, malgré l’usage de la vapeur, l’ouvrier de filature devait faire intervenir sa force motrice propre. Je te saurais gré de m’éclairer à ce sujet. » (Lettre à Engels, le 24 janvier 1863 – id.)
2 – « Je voudrais que Schorlemmer m’indique quel est le meilleur et plus récent livre sur la chimie agricole. Ensuite, où en est le différend entre les partisans des engrais minéraux et ceux des engrais azotés ? (…) A-t-il entendu parler de la théorie des alluvions de l’agronome munichois Fraas ?…. » (Lettre à Engels, le 3 janvier 1868 – id.)
3 – « (…) Toute la difficulté repose sur la confusion entre le taux de la plus-value et le taux de profit (…) Voici par exemple un capital de 500, dans une branche particulière de l’industrie dont la composition organique est 400c + 100v (je pense écrire dans le 2ème tome au lieu de c/400’ etc., 400c, etc., c’est moins compliqué. Qu’en penses-tu ?), nous aurons donc avec un taux de plus-value de 100% : 400c+100v // +100pl = 100/500 = 20% de taux de profit. Si la valeur de l’argent baisse d’1/10, le salaire s’élèvera donc à 110 et la plus-value de même. Le prix en argent du capital constant restant le même, du fait que la valeur de ses éléments a baissé d’1/10, par suite d’une productivité accrue, on aura maintenant : 400c+110v // +110pl ou 110/510 = 21 29/50% comme taux de profit, qui aurait augmenté par conséquent d’environ 11/2 %, tandis que le taux de la plus-value 110pl/110v reste, comme précédemment, de 100%. » (Lettre à Engels du 22 avril 1868).
Le but de ce travail titanesque (« … Le Livre II du Capital va provoquer encore plus de cassements de tête, au début tout au moins, que le 1er… » écrit Engels à Kaustky le 21 juin 1884) qui vise à mettre en évidence les mécanismes du système capitaliste était annoncé sans la moindre ambiguïté dans la conclusion du Manifeste qui fut écrit et publié vingt ans avant le premier tome du Capital : « Les communistes se refusent à masquer leurs opinions et leurs intentions. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent devant une révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Ceux qui s’apprêtaient à lire Le Capital savaient donc à quoi s’en tenir.
Outre les difficultés personnelles qu’allait lui créer un tel engagement, (expulsions d’Allemagne, de Belgique, de France, précarité…) Marx n’ignorait évidemment pas les obstacles d’ordre idéologique que devait rencontrer une telle démarche, notamment dans la mise en cause de la propriété privée, même si ce n’est là qu’une composante de la philosophie générale.
En voici un exemple anecdotique mais révélateur : « Il en est de l’histoire humaine comme de la paléontologie. Des choses qu’on a sous le nez, même les esprits les plus éminents ne les voient pas, dans leur principe, en vertu d’une certaine cécité de jugement. (…) Par exemple le passage bien connu de Tacite (historien latin du premier siècle après J.C. décrivant ici la manière de vivre des lointains ancêtres allemands de Marx) « arva per annos mutant et superest ager », ce qui signifie : « ils échangent les champs (arva) et il reste le terrain communal (ager par opposition à arva, c’est-à-dire ager publicus) ; Grimm traduit : « Ils cultivent chaque année de nouveaux champs et il reste toujours pourtant de la terre (non cultivée) » ! » (Lettre à Engels, le 25 mars 1868 – id.)
Si Grimm (sans doute Jacob, l’aîné des deux frères, 1785-1863) fait un contresens dans sa traduction en ne voyant pas dans ager le sens du « commun » de l’organisation sociale décrite par l’historien latin, ce n’est pas parce qu’il connaît mal le latin, c’est parce que la notion de communauté, étrangère à sa conception de l’organisation sociale fondée sur la propriété privée, n’existe pas pour lui ; la propriété commune, notamment celle de la terre, n’est donc pas concevable et ager ne peut donc pas désigner une terre commune aux villageois.
Ce que s’efforce de montrer Marx c’est donc la réalité économique telle qu’elle fonctionne objectivement, mise à nu, dépouillée de son idéologie et des prétendues évidences exposées par les réformistes :
« Ils croient qu’une marchandise est vendue à sa valeur si elle est vendue à son prix de revient = prix des moyens de production qui sont consommés pour sa fabrication + salaire du travail (ou prix du travail ajouté aux moyens de production). Ils ne voient pas que le travail non payé, qui figure dans la marchandise, est un élément aussi essentiel pour la formation de la valeur que le travail payé, et que cet élément de la valeur prend à présent la forme du profit etc. » (Lettre à Schily, avocat allemand, le 30 novembre 1867).
Le procédé analytique dissocie donc les constituants de l’ensemble un peu comme l’analyse moléculaire dissocie la matière [« Ce qu’il y a de meilleur dans mon livre, c’est 1. (Et c’est sur cela que repose toute l’intelligence des faits), la mise en relief, dès le premier chapitre, du caractère double du travail, selon qu’il s’exprime en valeur d’usage ou en valeur d’échange ; 2. l’analyse de la plus-value, indépendamment de ses formes particulières, telles que profit, impôt, rente foncière etc.» (Lettre à Engels, le 24 août 1867)], pour montrer que l’humanité évolue dans un processus de développement dynamique : « Maintenant, en ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique. Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est 1° de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production, 2° que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat, 3° que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes. » (Lettre à J. Weydemeyer (journaliste allemand), le 5 mars 1852 – id.)
Nous savons, aujourd’hui, que cette analyse, pour utiliser un terme informatique, se plante quelque part.
mais il peut et doit connaître le fonctionnement objectif des structures collectives et individuelles pour ne pas se fourvoyer dans le choix des actions nécessaires à l’amélioration « les » [des] conditions de son existence.
J’aimeJ’aime
Merci, c’est corrigé.
J’aimeJ’aime