Est objet (du latin ob-jectum : placé devant) ce qui est en face du sujet (du latin sub-jectum : placé sous – Ce qui pose quelques questions sur le rapport entre le sens et l’utilisation grammaticale du mot).
Concret (un crayon, un ami) ou abstrait (une pensée, l’amitié) il est nécessairement différent du sujet (à l’exception de l’acte autocentré sous la forme dite pronominale : je me regarde) et le verbe qui les met en relation ne peut pas être le verbe être, puisque toute information directe qui suit ce verbe ne peut que renvoyer au sujet.
Si je commence une phrase par Pierre est… l’information directe qui suivra renseignera sur Pierre : grand, petit, agréable, désagréable etc.
En revanche, si je commence par Pierre a (ou tout verbe équivalent), l’information directe qui suivra renseignera non sur Pierre, mais sur le contenu de ce qu’il a, ce qu’on appelle complément d’objet : une bicyclette, un livre, des amis, des opinions, etc.
Et pourtant, comme tout le monde…
Je dis : J’ai un corps.
Ce qui implique que mon corps n’est pas moi.
S’il n’est pas moi, qu’est-ce qui me constitue ?
L’âme (religieuse) ou l’esprit (profane) ?
Mais, comme tout le monde…
Je dis aussi : J’ai une âme ou j’ai un esprit.
Alors, si ni le corps ni l’âme ou l’esprit ne me constituent, de quoi suis-je fait ?
Dire j’ai un corps, j’ai une âme-esprit est donc un double non-sens.
Alors…
Pourquoi ne dis-je pas : Je suis un corps ?
Parce que je sais, pour avoir vu des cadavres, sinon d’hommes, du moins d’animaux, que dire je suis un corps revient à dire que ce que je suis deviendra un jour un cadavre, l’expression de la mort irréversible.
C’est cette perspective effrayante qui me dissuade de dire je suis un corps bien que j’expérimente à chaque instant de ma vie que je suis un corps et que je sache sans le moindre doute que ce corps, comme tous les autres, un jour, va cesser d’exister dans la configuration qui me permet d’être.
Alors, je pourrais dire je suis une âme-esprit…
Je ne le dis pas davantage.
Parce que je n’ai jamais vu ni d’âme ni d’esprit, ce qui implique qu’ils sont forcément associés au corps… ce qui renvoie à la case-départ.
Mon expérimentation de mon être physique a ceci de particulier qu’elle prend fin au moment où je voudrais qu’elle se poursuive afin de savoir ce que je deviens quand mon corps devient un cadavre.
Oui : ce que je ne perçois pas immédiatement comme matériel, ma pensée, mes sentiments… cela meurt-il en même temps que mon corps ? Ou pas ?
Bref, quand je meurs, est-ce que je meurs… complètement ?
Cette question commune est exclue du domaine du savoir commun parce qu’elle est considérée a priori comme relevant exclusivement du domaine du croire.
Comme tout le monde, je mets donc en place une stratégie de contournement.
Le déni de l’inéluctable (les autres meurent, oui, d’accord, mais moi, je ne mourrai pas) étant passible de soins urgents et intensifs, reste le recours, pour l’après-mort, à la croyance (cf. les religions de la survie de l’âme et de la résurrection du corps), et, pour l’avant-mort, au transfert sur l’objet.
L’objet auquel ses qualités intrinsèques ou son nombre pourront conférer ce qui s’apparente à l’immortalité.
Il me suffit alors de transférer l’ « objet corps mortel » sur l’« objet immortel » pour que naisse l’illusion que la question est résolue.
Une opération magique que rend possible notre capacité à croire. Une capacité dont la puissance est égale à celle de la certitude que nous avons de mourir un jour et que savent très bien utiliser les publicistes.
Personne ne reconnaît être sensible aux messages publicitaires et tout le monde est d’accord pour dire que la publicité est un affront à l’intelligence et à la raison.
Et pourtant elle fonctionne très bien – le seul fait qu’elle existe en témoigne – parce qu’elle s’adresse à notre besoin de croire au (produit) miracle.
Comment expliquer ce besoin, même dans les applications les plus triviales et les plus anodines, sinon par la relation avec la perspective de notre disparition ? Tout est bon, du pitoyable au pire, pour créer l’illusion de l’évitement.
Le capitalisme qui se nourrit de l’objet est la forme industrielle, née au 18ème siècle, de cette opération à visée magique qui nous incite à nous entourer de collections (des boîtes d’allumettes et des bouchons jusqu’aux voitures et aux maisons en passant par les conquêtes amoureuses et territoriales), à désirer ce qui brille comme l’or-lingot du soleil et les diamants vrais ou tocs des étoiles, à amasser les capitaux-emblèmes du pouvoir (réel ou supposé) absolu.
Deux siècles après, le constat est double :
– le capitalisme apparaît aujourd’hui comme le seul système possible, parce que l’utopie politique de rechange (le socialisme/communisme tel qu’il a été expérimenté) s’est révélée être un mythe ;
– il est en même temps de moins en moins supportable parce que ses effets pervers rendent incertaine l’existence même de l’humanité.
La dépression creusée depuis la fin des années 80 par l’absence d’alternative combinée avec l’étiolement de la croyance religieuse au paradis et à la résurrection – ces deux facteurs sont sans doute la cause de ce qu’on appelle terrorisme – conduit à cette alternative :
– ou bien croire (en particulier à des lendemains qui chantent ou au paradis) est un constituant essentiel de l’être humain.
La fin des utopies politiques et religieuses ayant fait de ce verbe une coquille vide, elle signifierait alors que le capitalisme va perdurer avec ses effets d’emballement destructeur. Et si les analyses scientifiques sont justes, les corrections écologiques ne pouvant intervenir qu’à la marge, l’ère humaine pourrait s’achever bien avant la mort de la planète prévue dans cinq milliards d’années lors de l’explosion du soleil.
– ou bien croire n’est qu’un moment de l’histoire humaine : l’accumulation des difficultés actuelles serait alors le prix à payer des accumulations de tous ordres, elle annoncerait la fin de l’aliénation à l’objet et le début de l’ère du savoir appliqué à l’essentiel, autrement dit la mise en route, par nécessité, d’un processus de libération du sujet de l’angoisse de sa mort…
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Le capitalisme n’est pas d’ordre transcendantal : il trouve son origine dans le déni de ce qui constitue notre spécificité d’êtres humains et il se manifeste dans la vie sociale par l’équation être = avoir augmenté de la puissance exponentielle : plus j’ai, plus je suis.
Avoir concerne l’objet matériel, ou l’être humain : posséder des esclaves, puis des serfs, puis du « personnel » de service ou de production a été et est toujours le complément des biens matériels, tous constitutifs du pouvoir qui n’est qu’une extension de l’avoir.
Le publiciste français qui affirmait très sérieusement qu’un homme qui ne pouvait s’offrir une Rolex à cinquante ans avait raté sa vie n’exprimait, à sa façon, rien d’autre que cette équation humaine dont seules les applications varient dans l’espace et le temps.
Equation fortement ambivalente : la sagesse fantasmée est assimilée plutôt au dépouillement et près de vingt millions de Français jouent régulièrement au jeu d’Etat du loto, les petits microcosmes religieux coupés du monde sont des supports d’idéalisation naïve d’une vie matérielle minimale (cf. Le Grand Silence, film-reportage sur les Chartreux – 2006) et les hérauts du système vantent la consommation pour que progresse l’indice du taux de croissance.
Cette équation nourrit depuis toujours la pensée critique et elle est un constituant important de la démarche intellectuelle qu’on appelle la philosophie.