Etat des lieux – essai sur ce que nous sommes – 4 – (Auschwitz – III – Adorno et l’après-Auschwitz)

Le compositeur, sociologue et philosophe allemand Théodore W. Adorno (1903-1969), dont le père était juif, a dû quitter son pays après l’accession de Hitler au pouvoir.

 « Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes. » (Prismes, Critique de la culture et société – 1967)

Cette assertion, étrange et confuse, témoigne de la même sidération que celle de Martha Gellhorn.

Le poète Celan, roumain de langue allemande, de famille juive et dont les parents périrent en camp de concentration, fut lui-même détenu dans un camp de travail forcé en Moldavie. Il écrit dans une lettre de 1946 (un an après la libération d’Auschwitz) ce qui pourrait être une réfutation d’Adorno : « Je tiens à vous dire combien il est difficile pour un Juif d’écrire des poèmes en langue allemande. Quand mes poèmes paraîtront, ils aboutiront bien aussi en Allemagne et – permettez-moi d’évoquer cette chose terrible –, la main qui ouvrira mon livre aura peut-être serré la main de celui qui fut l’assassin de ma mère… Et pire encore pourrait arriver… Pourtant mon destin est celui-ci : d’avoir à écrire des poèmes en allemand. » (cité par Michel Bousseyroux dans la revue L’En-je-lacanien – 2010)

Revenons à Adorno.

 « Auschwitz a prouvé de façon irréfutable l’échec de la culture […] Toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n’est qu’un tas d’ordures. » (Dialectique négative – 1966)

Quelle est cette preuve irréfutable ?

Qu’est-ce que la culture ?

Quel est son rapport avec Auschwitz ?

Aurait-il fallu qu’elle le rende impossible pour qu’elle ne soit pas un échec ? Mais comment pourrions-nous avoir connaissance d’un Auschwitz avorté ?

Que des  hommes qui aimaient la peinture, la musique, la littérature soient devenus nazis signifie-t-il un échec de la culture ?

Qu’est-ce que toute culture « consécutive » à Auschwitz ?

En quoi la critique urgente d’Auschwitz n’est-elle qu’un tas d’ordures ?

Ces multiples questions que soulèvent les présupposés de ces nouvelles assertions tout aussi étranges et confuses, témoignent elles aussi de la même stupeur ontologique : comment peut-on faire ça et être (un être humain) ?

De la même façon que Martha Gellhorn commet – mais en toute conscience –  une erreur pathétique en cherchant désespérément un signe de l’explication dans la physionomie d’Eichmann,  Théodore Adorno se fourvoie quand il établit un lien entre la culture  (le déterminant la sous-entend une définition, universelle, du mot) et le nazisme.

La référence à la culture laisse entendre qu’au moment où ils retrouvaient leur femme et leurs enfants pour dîner en famille, où ils écoutaient de la musique ou jouaient d’un instrument, regardaient un tableau, lisaient un livre, pratiquaient un sport, allaient se promener…  les massacreurs nazis redevenaient  cultivés, humains, ce qui conduit en effet à anéantir la culture puisqu’elle permettrait ainsi à un homme de la laisser accrochée au portemanteau pour revêtir son uniforme le temps de son travail d’inhumanité et de barbarie, avant de la reprendre en rentrant chez lui, comme on le fait d’un vêtement.

On sait en effet qu’après avoir assassiné des centaines d’hommes de femmes et d’enfants pendant la journée, les chefs nazis rentraient chez eux comme on rentre du bureau ou de l’atelier après une journée de travail bien remplie.

Laisser encore entendre – et c’est en effet tentant  – qu’il ne devrait pas être possible de massacrer des hommes, des femmes et des enfants après avoir écouté la musique de Mozart ou Beethoven, ou bien qu’elle devrait  être inaudible pour les massacreurs, revient à condamner Mozart et Beethoven.

L’erreur – elle s’explique par la sidération face à l’horreur – consiste à vouloir établir un rapport qui n’existe pas pour construire ensuite un dilemme artificiel.

Matha Gellhorn et Théodore W. Adorno se cognent la tête contre le mur d’un incompréhensible qu’ils créent de toutes pièces en tentant d’appliquer le concept d’inhumanité à des êtres humains et en attribuant à la culture – et non à une conception de la culture –  des propriétés qu’elle n’a pas.

La question concerne en effet non la culture, mais le sens du mot, en regard non seulement du nazisme, mais aussi des prêcheurs des croisades, des guerres de religion, du génocide amérindien etc., qui étaient, eux aussi, des personnes « cultivées ».

La relation entre la culture et le nazisme, me semble analogue à celle qu’on pourrait établir entre l’enfance innocente et l’adulte criminel.

Dans un documentaire sur la vie en Allemagne au cours de l’année qui suivit l’arrivée de Hitler au pouvoir, passe, dans le jardin d’une maison particulière, l’image fugitive d’une petite fille qui joue à sauter sur un pied.

Elle a six ou sept ans.

Hitler, au même âge, s’est sans doute amusé, lui aussi, à sauter sur un pied.

Comme il le fit devant le wagon de Rethondes en 1940.

2 commentaires sur « Etat des lieux – essai sur ce que nous sommes – 4 – (Auschwitz – III – Adorno et l’après-Auschwitz) »

    1. Le ruban blanc qu’impose le pasteur à ses enfants est le signe d’une pureté mythique qui peut en effet évoquer la théorie de la prétendue race supérieure originelle et ses conséquences dévastatrices.

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