Etat des lieux – essai sur ce que nous sommes – 3 – (Auschwitz – II – Martha Gellhorn, Hannah Arendt et Adoph Eichmann)

Martha Gellhorn (1908 -1988) fut une journaliste américaine (USA) correspondante de guerre.  Outre ses reportages, elle écrivit plusieurs ouvrages, dont The view from the ground  (Le monde sur le vif – Editions du Sonneur)  où elle relate ses expériences sur le terrain, depuis un lynchage dans le sud des Etats-Unis (1930) jusqu’aux années 1980 (R. Reagan et M. Thatcher), en passant par le procès d’Adolf  Eichmann (1961) auquel elle a assisté.

J’ai choisi dans son compte-rendu de ce procès ces extraits qui concernent la problématique de ce que nous sommes, de l’humain.

«  Nous avons tous scruté son visage et le scrutons encore de temps à autre. Nous tentons tous, en vain, de répondre à cette même question : comment est-ce possible ?  Il ressemble à un être humain, disons qu’il est fait comme les autres hommes. Il respire, mange, dort, lit, entend, voit. Que se passe-t-il à l’intérieur de lui ? Qui est-il ? Bon Dieu, mais qui est cet homme ? Comment a-t-il pu être ce qu’il a été, faire ce qu’il a fait ? Comment est-ce possible ? » (p.434-435)

Ce questionnement, qui vise à identifier l’indice causal, à saisir ce qui constitue la singularité de cet homme qui « ressemble à un être humain », évoque la démarche du biologiste qui tente d’isoler un particularisme génétique.

  Questionnement obsédant (« Bon Dieu, mais qui est cet homme ? ») et d’autant plus désespérant qu’il est sans réponse (« en vain »).

Hannah Arendt – sa relation au philosophe Heidegger, nazi depuis la première heure, fut et demeure problématique – assista elle aussi au procès en qualité de journaliste pour le journal The New Yorker.

Son analyse a suscité des réactions polémiques, en particulier :

la banalité du mal appliquée au nazisme et à Eichmann a été (faussement) comprise par certains comme une justification. L’idée est que le mal nazi est un ordinaire commun à tous. Si je partage la notion du commun, je pense que l’insérer dans la problématique  morale du bien et du mal conduit dans une impasse.

En quoi, dire que le soldat de l’Einsatzgruppen (unité intervenant derrière les armées d’invasion de l’URSS pour éliminer ceux qui étaient censés représenter un danger, les juifs tout particulièrement), que l’on voit sur une photo (parmi d’autres, tout aussi insupportables, sur Wikipedia) en train de tirer une balle dans la tête d’une mère tenant son enfant dans les bras sur le bord d’une fosse commune, en quoi dire qu’il est, par son acte, une représentation de la banalité du mal, éclaire-t-il sur ce qui l’autorise ?

Même question pour Eichmann et ceux qui mirent au point la solution finale.

– l’abandon du pouvoir de penser pose une question complémentaire à celle du choix de l’individu.

> Si la pensée est la  capacité intellectuelle, Martha  Gellhorn ne partage pas ce point de vue :     

«  C’est un homme sain d’esprit, et un homme sain d’esprit est capable de faire le mal de manière illimitée, planifiée, sans remords. Il était le bureaucrate de génie, il était l’esprit puissant et glacial qui a dirigé une organisation titanesque ; il est le modèle parfait de l’inhumanité. (…) Qu’est-ce qui produit ces individus – tous sains d’esprit, tous inhumains ? » (p.436)

> Si elle est la capacité de persévérer dans un discours critique, autrement dit de dire non, qu’est-ce qui conduit non seulement un individu, mais une collectivité à abandonner cette capacité ? Si je réponds que c’est la puissance du discours idéologique et son matraquage, je ne fais que repousser le problème : la collectivité étant en proie à des contradictions (les premiers détenus des les camps étaient allemands) pourquoi l’individu ne le serait-il pas ?

Martha Gellhorn, comme Hannah Arendt, se place sur le terrain de la morale et arrive à la conclusion qu’Eichmann est comme nous un être humain.

 « Cet homme, et tout ce qu’il représente, nous inspire une peur justifiée. Nous appartenons à la même espèce. L’humanité est-elle capable – n’importe quand, n’importe où – d’engendrer d’autres individus tels que lui ? Pourquoi pas ? Adolf Eichmann est l’avertissement le plus terrible qui nous soit adressé. Il nous appelle à protéger nos âmes, à refuser absolument et à tout jamais  de prêter allégeance sans poser de question, d’obéir silencieusement aux ordres, de hurler des slogans. Il nous alerte sur le fait que la conscience intime est le seul et ultime rempart du monde civilisé » (p.437)

Cette reconnaissance (« Nous appartenons à la même espèce ») ramène donc au questionnement stérile du début.  Elle produit de nouvelles questions, toujours sans réponse (« Pourquoi pas ? ») et propose une conclusion confuse, de l’ordre de l’exhortation : que veut dire « protéger nos âmes » et pourquoi des millions d’Allemands non seulement n’ont pas refusé d’obéir aux ordres, de hurler les slogans, mais encore ont élu et acclamé celui qui les donnait ? L’Allemagne qui a produit le nazisme ne faisait-elle pas partie du « monde civilisé » ?

A propos de la longueur et de la pertinence même du procès mis en cause par certains : « (…) Avons-nous peur de savoir parce que nous avons peur d’examiner nos propres consciences, nos propres responsabilités et notre immense égoïsme ? » » (p.440)

Ce nouveau questionnement concerne non plus Eichmann, mais « nous », sans que soit précisée la nature du lien problématique avec le nazisme, ni cet « immense égoïsme » dont on ne sait s’il est ou non constitutif de « nos propres responsabilités ».

                                                                 *

« L’antisémitisme est un cancer, qui touche les individus les plus faibles de l’espèce humaine. Nous avons vu ce qu’est devenue l’Allemagne quand les cellules cancéreuses se sont multipliées, organisées jusqu’à prendre le contrôle de tout le corps politique. Ce n’est pas seulement des Juifs qui ont péri ; tout ce en quoi nous croyons – la morale, la justice, la vérité, la miséricorde – a succombé aussi. Ce procès est destiné à nous éduquer et nous avons le devoir d’en apprendre quelque chose pour la sécurité  et l’honneur de notre espèce » (p.441)

Le cancer antisémite n’est pas une métaphore : il est au corps social ce que le cancer biologique est au corps de l’individu, à savoir une prolifération mortifère de cellules indifférenciées qui détruisent la structure qui permet la vie de l’être humain.

Martha Gellhorn pose un diagnostic juste qui décrit de manière pertinente le processus, mais elle ne précise pas quelle est la nature de la faiblesse des individus atteints du cancer nazi… qui furent des millions et pas seulement en Allemagne.

Pourquoi, en assassinant des Juifs, les nazis auraient-ils en même temps tué « la morale, la justice, la vérité, la miséricorde » ? Ces quatre concepts sont-ils sur le même plan ? Et quelles définitions de valeur universelle justifieraient l’article défini ?

La fin du paragraphe, témoigne encore du désarroi qui enveloppe l’ensemble de l’article : quel est ce « quelque chose » que nous devons apprendre et qu’est-ce que « l’honneur de notre espèce » ?

                                                                 *

 «  Une fois dégagé de toute pensée, de toute responsabilité, de toute culpabilité et, finalement, de toute humanité, tout va pour le mieux : le chef de l’Etat pense à notre place et nous n’avons qu’à obéir. Et si le chef de l’Etat se trouve être un fou criminel, ce n’est pas notre problème. Le but de toute éducation et de toute religion est de combattre ce credo, dans chacun de nos actes, jusqu’à notre mort. La conscience intime est non seulement le dernier rempart du monde civilisé, elle est aussi la seule à garantir la dignité humaine. » (466)

Qu’est-ce qui peut nous « dégager » de tout ce qui constitue notre humanité ? Est-ce que Hitler était fou ? Est-ce que l’éducation, la religion ont été, non seulement en Allemagne mais dans la France de la collaboration et ailleurs, d’une quelconque utilité ? Et est-ce que les millions d’Allemands qui ont conduit Hitler au pouvoir étaient dépourvus de « conscience intime » ?

                                                                 *

La première expérience que raconte Martha Gellhorn dans ce livre est celle d’un lynchage. Elle voyage avec un compagnon, leur voiture tombe en panne et ils sont récupérés par des hommes qui se rendent sur le lieu où il va avoir lieu.

Celui qui est pendu à un arbre et dont le corps aspergé d’essence est brûlé est un noir de 19 ans, Hyacinthe, que sa patronne, blanche, a accusé d’un viol de toute évidence imaginaire. Mais il est noir et la parole d’une blanche suffit.

Les hommes qui participent au lynchage plaisantent, rient, boivent.

Martha Gellhorn et son compagnon y assistent, bouleversés, impuissants, dans un état de sidération. Tout ce qu’ils peuvent dire, leurs questions, le doute qu’ils invoquent ne servent à rien parce que le lynchage n’est du domaine ni de la raison ni de la justice.

Pour les lyncheurs, s’ils ne le disent pas explicitement, le jeune noir est coupable a priori parce qu’il est noir.

Ce qu’ils disent encore moins, c’est qu’il est coupable d’être noir.

Martha, qui était de famille juive, vécut en face du nazi jugé en Israël une souffrance identique. Un questionnement sans réponse, à se taper la tête contre le mur.

Elle ne se demande cependant pas, à la fin de son compte-rendu du procès, en quoi les assassins d’Hyacinthe sont ou seraient différents d’Eichmann ?

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