« L’antisémitisme est un cancer… » dit Martha Gellhorn.
Il y a une quinzaine d’années j’avais envoyé au journal Le Monde une contribution qui exposait cette thèse. Quelques jours après sa publication, j’ai trouvé dans ma boîte, une lettre d’insultes et de menaces d’un groupuscule (j’ai oublié son nom) qui évoluait dans la sphère du FN. Ceux qui l’avaient rédigée faisaient semblant de ne pas comprendre que l’analyse ne visait pas les individus mais le fait d’extrême-droite, son existence.
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Ce qu’on appelle cancer en biologie est une forme anarchique de développement cellulaire. La multiplication de cellules indifférenciées détruit la structure fondée sur la différenciation et la régulation cellulaires.
Le cancer n’est pas provoqué par un agent externe, comme les maladies virales ou bactériennes. L’organisme produit de lui-même les cellules cancéreuses, à terme mortifères.
Il est généralement admis que l’origine est multifactorielle – génétique, environnementale, traumatique… – puisque, sauf cas particuliers d’exposition extrême (radioactivité, amiante… encore que les impacts individuels ne soient pas identiques), la relation mécanique n’existe pas : fumer ne produit pas automatiquement le cancer du poumon dont peuvent être affectées des personnes qui n’ont jamais fumé.
Un jour, à un moment précis, se déclenche un processus chimique de dérégulation dont le sujet n’a pas conscience. La formation d’une tumeur cancéreuse ne s’accompagne d’aucune sensation particulière repérable, aucune douleur, rien. Elle se développe sans être perçue jusqu’à l’apparition de symptômes dont le diagnostic peut ne pas être immédiatement pertinent.
Comme les individus-fourmis dans la fourmilière, chaque constituant biologique d’un organisme joue un rôle précis d’action et de protection, de disparition et de remplacement. L’existence de l’ensemble ainsi organisé est plus ou moins gravement mise en danger le jour où l’équilibre est rompu, où le rapport entre les constituants est perturbé.
La spécificité du cancer est donc l’irruption progressive et invasive de constituants non seulement dépourvus de fonction mais qui semblent échapper à la loi de l’apoptose, la mort cellulaire programmée, comme celle qui contribue par exemple à la formation de la main de l’embryon.
En d’autres termes : la vie existe dans le cadre d’une structure (quelles qu’en soient la forme et la taille) organisée précisément pour cela. L’une et l’autre sont indissociables : la structure de l’être est la vie de l’être, qu’il soit humain, animal, végétal, minéral.
Le cancer est donc une invasion massive de constituants a-fonctionnels qui vont produire la mort de la structure.
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Cette description du cancer biologique est reprise par les tenants actuels de la théorie du « grand remplacement » pour la menace vitale que ferait courir à la civilisation occidentale chrétienne l’immigration invasive du Maghreb et d’Afrique noire.
Cette civilisation et ses « valeurs » seraient donc menacées d’un cancer d’immigration proliférante. Il faudrait donc, comme le préconisent certains, procéder à des expulsions et fermer les frontières pour nous protéger de cette invasion mortifère.
Si la forme du discours raciste et xénophobe s’adapte aux interdits qu’il cherche en permanence à transgresser – aux USA, les néonazis opposés au confinement décidé par les gouverneurs démocrates pour lutter contre la pandémie du coronavirus ont repris sur leurs banderoles le slogan mystificateur et pervers que pouvaient lire en arrivant à Auschwitz ceux qui allaient être gazés – sa nature reste la même.
Il a pour caractéristique essentielle de présenter comme facteur de cancer d’abord l’étranger, celui dont l’apparence diffère d’une norme arbitraire et contingente définie comme absolue, ensuite celui qui a l’apparence d’un « nous » mythique mais dont la pensée est estimée inadéquate, celui que ce discours nomme le traitre.
Le remède proposé (extermination physique, expulsion, ségrégation, enfermement, exécution) est l’équivalent, mais dans un rapport inversé, de ce qu’est la radio/ chimiothérapie pour le cancer biologique.
En effet, le cancer social, dont cet autre est présenté comme le symptôme, a ceci de particulier qu’il n’est pas réel, mais fantasmé : soit (discours nazi) pour une réalité imaginaire (les Juifs sont la cause de tous les maux) soit (discours actuel) pour un futur catastrophique de remplacement tout aussi imaginaire. Cette mise en cause de l’autre en tant que menace vitale pour la civilisation, n’est pas récente : Caton l’Ancien (3ème/2ème siècles avant notre ère) considérait que la Grèce menaçait Rome d’un « grand remplacement » et fit expulser les philosophes qui avaient été envoyés comme ambassadeurs par Athènes parce qu’ils tenaient un discours qu’il estimait dangereux pour la « romanité », du moins telle qu’il la concevait.
Il ne s’agit donc pas de diagnostics de pathologies réelles, mais d’expressions de peurs, entre névrose et psychose : c’est le cancer qui crie au cancer comme le voleur crie au voleur.
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Argumenter dans l’espoir de convaincre ceux qui tiennent l’un ou l’autre discours (nazi /grand remplacement) est vain : aucune étude de quelque ordre que ce soit, historique, économique, démographique ou sociologique, aucune statistique, aucune analyse fondée, rien ne peut être d’une quelconque aide.
Pour le nazi des années 30, le Juif est a priori responsable des maux de l’humanité, en particulier de ceux de l’Allemagne.
Pour le théoricien actuel du grand remplacement et ses adeptes, le Maghrébin et le Noir africain sont a priori l’ennemi.
L’un et l’autre récupèrent des signes partiels du réel (il y a des juifs riches, comme il y a en Europe des immigrés du Maghreb et d’Afrique noire, et, pour la réalité française actuelle, des territoires fragilisés par le chômage et la précarité où domine le discours religieux extrémiste) pour les articuler ensuite dans le discours de l’intentionnalité qui joue le même rôle que celui du complot : le peuple, pur, sain, mais naïf, est victime d’une minorité (identifiable par les signes choisis à l’avance) corrompue, perverse et maligne qu’ils appellent à supprimer d’une manière radicale.
Le discours d’extrême-droite, constitutif du nazisme, ancien ou néo, d’une manière plus générale de la xénophobie et du racisme, déconnecte l’individu de ce qui lui permettait jusque-là de maîtriser plus ou moins ses peurs. Il fait sauter les défenses immunitaires affaiblies par une dégradation progressive ou aiguë de l’environnement et met en route dans le corps social un processus dérégulé analogue à celui du processus de dérèglement cellulaire dans le corps de l’individu.
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Un danger, qu’il soit réel (une menace physique) ou imaginaire (un fantasme), accélère nos « machines » individuelles d’angoisse qui tournent en permanence depuis notre naissance et que nous contrôlons plus ou moins.
Ces machines sont des formes d’expression physique de la peur essentielle – elle touche à l’existence même du sujet – inhérente à la conscience biologique qu’a de sa mort tout être vivant, qu’il soit molécule, animal, végétal, minéral, humain : l’enveloppe matérielle, le corps, réagissent quand ils reçoivent le message d’un risque pour leur vie et c’est en quoi on peut dire que ces machines d’angoisse jouent le rôle analogue à celui des défenses immunitaires biologiques.
Pour des raisons de perception perturbée comme peut l’être toute transmission, le message peut donner une indication erronée du réel. Les défenses immunitaires biologiques peuvent alors apporter des réponses disproportionnées qui créent alors un dommage pire que le mal contre lequel elles doivent protéger. C’est le cas des maladies auto-immunes.
De même, ces machines de la peur essentielle peuvent dysfonctionner et conduire l’être humain et l’animal à des comportements inappropriés face à des signes plus ou moins inhabituels perçus comme dangereux alors qu’ils ne présentent pas de danger objectif (cf. l’animal qui sent menacé par un bruit ou une odeur). Le discours biologique se manifeste alors par une accélération des machines de la peur – battements de cœurs, essoufflement, gestes inconsidérés… – qui ne dure généralement pas longtemps quand il ne concerne que l’individu. Elle peut s’amplifier et se prolonger si le danger concerne le groupe, jusqu’à l’effet bien connu de la panique.
Chez l’être humain et seulement chez lui, le discours biologique se double d’une conscience et du discours obligé de cette conscience : mon corps s’exprime sur le mode qui lui est propre – je décide ou non d’écouter et d’interpréter les signes qu’il émet – et la conscience que j’ai de ma mort n’est pas une donnée brute figée : elle m’oblige à construire en permanence un discours dont la fonction est d’apprivoiser la certitude très tôt acquise qu’un jour, je mourrai.
La construction de ce discours commence vers trois ou quatre ans et c’est à partir de ce moment-là que les machines de la peur essentielle, jusque-là purement biologiques, se révèlent à la conscience.
Leur maîtrise suppose le maintien d’un équilibre entre le discours de la biologie et celui de la pensée qui en sont les composants.
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Le cancer social se déclenche à partir du moment où l’accélération des machines individuelles se transforme en emballement et où les signes qu’elles émettent échappent au contrôle. Se produit alors une interconnexion, l’équivalent d’une contamination. La peur essentielle, l’angoisse, deviennent communicatives et elles mettent en route une immense machinerie collective. La panique d’un moment devient une psychose durable. L’équivalent de la maladie auto-immune.
C’est à ce moment-là que commence le processus du cancer social dont le discours d’extrême-droite est le signe.
Les causes historiques, économiques, sociales, bien répertoriées ne suffisent pas : pour que le cancer se développe, il faut une crise existentielle, à savoir une mise en cause, physique, psychique, de l’existence même.
Comme le corps individuel pour le cancer biologique, le corps social ne se rend pas compte de l’activation du processus. Il se réfugie dans le déni, comme peut le faire le malade qui retarde la consultation ou qui ne veut pas entendre le diagnostic, et applaudit ceux qui proposent la mort pour ne pas mourir. D’abord la mort de l’autre, avant la sienne.
Sans l’irresponsabilité de ceux qui, en 1919, à Versailles, imposèrent à l’Allemagne un traité d’humiliation mettant en cause son existence, il n’est pas interdit de penser que les vociférations d’Hitler n’auraient pas eu l’écho que l’on sait chez les chômeurs nourris de la soupe populaire, puis chez les industriels de la chimie et de l’acier, et qu’il serait resté un peintre raté.
Vu sous l’angle du cancer social, Auschwitz représente ce dont est capable la société humaine quand elle en est réduite au besoin impérieux de croire que la mort de l’autre rend immortel.
Hitler promettait un Reich de mille ans.