Pascal

                                                                    

Sur France Culture, ce matin, 6 août, Chloé Cambreling recevait Antoine Compagnon (né en 1950), écrivain, professeur au  Collège de France. Il était question de Pascal (1623-1662).

« Comme tous les petits Français j’ai découvert Pascal au lycée ».  (A. Compagnon)

« Il y a toutes les phrases que nous connaissons tous »  (Chloé Cambreling)

Il faut mettre sur le compte de… disons leur passion littéraire, cette confusion du réel (tous…) avec leur réalité.

Il y a quelques années, j’ai écrit un essai (La note fondamentale et les harmoniques – voir la liste des publications) dont un chapitre est consacré à Pascal.

Comme une petite minorité de Français de ma génération – celle d’A. Compagnon – j’ai été initié à Pascal au lycée, en classe de 1ère. J’avais donc 16 ans. J’étais alors, comme bien d’autres camarades de ma classe, un croyant « engagé » et je me souviens combien ce qu’on appelle le « pari de Pascal » nous avait choqués.

Cet essai intéressera peut-être le petit nombre de ceux qui ne connaissent pas « toutes les phrases ».

                     I – Le complexe de Pascal

« Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ; que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée. » Pascal  (Pensées, Première partie, chapitre premier).

                          1-Savoir et contemplation

La contemplation – de la mer, du désert, du ciel – commence à la frange du savoir, et peut se définir comme l’émerveillement que développe dans notre imaginaire la conscience de notre finitude. Contempler un objet, c’est en fait se contempler dans des limites connues et acceptées.

La mer n’est pas infinie, mais l’absence d’horizon terrestre, l’incessant mouvement d’une force incontrôlable et la profondeur abyssale de l’eau peuplée de mondes réels et fantastiques contribuent à nourrir les désirs et les craintes d’infini et de mystère qu’accentue ce paradoxe d’un monde grouillant de vie où l’on meurt de faim et de soif si l’on ne meurt pas noyé. Au-delà de la fascination qu’exerce toute représentation forte de la vie en sursis, la contemplation de la mer s’explique peut-être à la fois par notre toute première expérience de vie vécue dans le liquide et par l’anéantissement final de notre conscience, comparable à un engloutissement.  

Comme la mer, le désert de sable présente une ambivalence : il attire par les formes courbes des dunes que dessine le vent et qui, par leurs dimensions gigantesques, semblent être celles de la Terre-Mère archaïque, et en même temps il effraie par cette immensité même qui n’est pas à échelle humaine et que renforce l’impassibilité d’une beauté stérile marquée d’abstraction dont l’écume de sable nous rappelle à chaque instant qu’elle n’est qu’illusion d’immobilité. Contempler ce monde atomisé, c’est aussi considérer sa propre désintégration.

L’apparente unité de matière – liquide ou minérale – qui  caractérise la mer et le désert ajoute à l’impression d’infini parce qu’elle nous renvoie l’image de ce que nous sommes : un éphémère agrégat d’innombrables éléments.

La délimitation des frontières du ciel est de l’ordre de l’hypothèse : univers infini ou fini, en expansion ou en contraction, telle est la question non encore résolue que se posent les hommes. Parce que nous naissons et mourons, parce que nous voyons naître et mourir les plantes et les animaux, parce que nous savons que naissent et meurent aussi les étoiles, nous sommes tentés de penser qu’il en va de même pour l’univers lui-même. Puisque nous avons un commencement, il faut bien que l’univers en ait un, et puisque nous mourrons, il faut bien qu’il meure aussi.

Certains cherchent donc le « point zéro », le moment exact où tout aurait commencé, point qui est peut-être aussi illusoire que l’horizon que je vois, vers lequel je veux me diriger et que je peux poursuivre ma vie entière sur la surface courbe de la terre. Les calculs des astrophysiciens pour trouver ce point zéro ou les hypothèses sur la fin de l’univers sont peut-être comparables à ma vaine tentative d’atteindre un point d’horizon qui – tel que je crois le voir – n’existe pas. Ainsi, imaginer que ce qui est propre à l’élément (en l’occurrence, l’individu qui a un commencement et une fin) est aussi propre au tout (l’univers) pourrait être une démarche intellectuelle analogue à mon illusion sensorielle.

Pourquoi l’univers devrait-il nécessairement avoir un commencement et une fin ?

La question de savoir si ces interrogations concernent un objet réel ou si elles ne sont que l’expression de notre anthropocentrisme n’est pas neuve. Nous avons besoin de tisser avec le monde des rapports de familiarité : avant la philosophie, puis concurremment avec elle, les mythologies, les religions s’efforcent de construire des « explications » dont la lecture varie avec les modifications des limites du savoir. Plus personne ne croit à ce que croyaient les Grecs d’Homère à propos des dieux, et, dans leur majorité, les chrétiens d’aujourd’hui savent que la création du monde telle que la raconte la Genèse n’est pas la description du réel. Ce n’est pas si ancien.

       2 – « Savoir » mystique et automutilation

Je n’ai pas oublié le désarroi de la vieille femme décontenancée par le discours « nouveau » du curé de ma paroisse lors d’une réunion de catéchèse dans la petite église de mon enfance, lorsqu’il lui répondit, avec une ironie fort peu charitable (sans doute parce que lui-même, conservateur et peu attiré par la symbolique, avait dû récemment modifier la lecture tranquillisante que sa hiérarchie était obligée de reconsidérer sous la pression des découvertes scientifiques), qu’il n’y avait jamais eu ni arbre, ni pomme, ni jardin d’Eden et que tout cela n’était pas « vrai », comme elle le croyait. Si elle le croyait c’est parce que ce même curé le lui avait enseigné comme une vérité dans cette même église.

Ce désarroi, pathétique, était le signe d’un effondrement de l’enfant qu’elle avait continué à être : elle perdait brusquement les repères qui lui avaient servi jusqu’ici d’explication du monde et de garde-fou contre ses peurs. Jusqu’à ce moment-là, ce qu’elle savait coïncidait avec ce qu’elle croyait : pour elle, il n’y avait aucun doute, Dieu avait créé l’homme et la femme tels qu’ils sont aujourd’hui et les avait installés au Paradis d’où il les avait chassés après qu’Adam eut croqué la pomme tendue par Eve séduite par le serpent. Si cela  n’était pas vrai, alors, qu’en était-il du reste et que devenait l’espace de contemplation qui avait été le sien quand les bases de son  « croire/savoir » s’écroulaient ? Jusqu’à ce jour, l’objet de son admiration était, dans l’œuvre divine avérée et reconnue sans le moindre doute, le mystère des intentions, de la stratégie, des « desseins impénétrables » d’un Dieu créateur. Mais si le Paradis, Adam et Eve, l’arbre et la pomme n’avaient pas réellement existé, il lui fallait reconstruire – mais avec quelles difficultés ! – un « savoir » qui permette à nouveau une contemplation pour échapper à l’angoisse de l’incertitude des origines et de la fin.

Ce « savoir » mystique, l’église n’a pas de difficulté à le moduler selon l’évolution du savoir scientifique puisque c’est dans un espace irrationnel qu’il s’inscrit, lié à la conscience de la mort qui est permanente, non contingente. Ses atermoiements et ses revirements n’ont donc, de ce point de vue, aucune incidence sur sa crédibilité et sur la foi.

Ce conflit entre les deux savoirs a été vécu de manière aiguë par Blaise Pascal (1623-1662) plus connu aujourd’hui comme écrivain (on lit Les Pensées et, dans une moindre mesure, Les Provinciales) que comme savant, alors qu’il fut principalement intéressé par la recherche scientifique (Essai pour les coniques, Traité du triangle arithmétique et traités connexes, La roulette et traités connexes, Dimensions des lignes courbes, La machine arithmétique, le vide, l’équilibre des liqueurs et la pesanteur de l’air).

La lecture de sa vie écrite par sa sœur aînée Gilberte (les extraits cités sont pris dans l’édition de 1954 de la collection La Pléiade) permet de comprendre comment cet homme, orphelin de mère à trois ans, vécut de manière aussi traumatisée sa quête de savoir.

«  Cependant ma mère étant morte dès l’année 1626, lorsque mon frère n’avait que trois ans, mon père se voyant seul s’appliqua plus fortement aux soins de sa famille ; et comme il n’avait point d’autre fils que celui-là, cette qualité de fils unique, et les autres qu’il reconnaissait en cet enfant, lui donnèrent une si grande affection pour lui, qu’il ne put se résoudre de commettre son éducation à un autre, et se résolut dès lors de l’instruire lui-même, comme il a fait, et mon frère n’ayant jamais été en un collège, et n’ayant jamais eu d’autre maître que mon père. »

La seule référence en matière de culture, de morale, de croyance, fut donc le père lui-même, préoccupé avant tout d’expliquer le pourquoi des choses à son fils qui fit siennes ses préoccupations : « Mon frère (…)  voulait savoir la raison de toutes choses ; et comme elles ne sont pas toutes connues, lorsque mon père ne les lui disait pas, ou ne lui disait que celles qu’on alléguait d’ordinaire qui ne sont proprement que des défaites, cela ne le contentait pas (…) Ainsi, dès son enfance, il ne pouvait se résoudre qu’à ce qui lui paraissait évidemment vrai ; de sorte que, quand on ne lui donnait pas de bonnes raisons, il en cherchait lui-même (…) Une fois, quelqu’un ayant, par hasard, frappé à table un plat de faïence avec un couteau, il prit garde que cela rendit un grand son, mais qu’aussitôt qu’on eut mis la main dessus, cela l’arrêta. Il voulut en même temps en savoir la cause, et cette expérience le porta à en faire beaucoup d’autres sur les sons ; il y remarqua tant de choses, qu’il en fit un traité à l’âge de onze ans, qui fut trouvé tout à fait bien raisonné. »

Etienne Pascal est passionné de mathématiques. Que décide-t-il alors pour son fils ? De lui en retarder l’accès pour ne pas nuire à son apprentissage du latin et du grec. Que fait alors le fils ? Il transgresse l’interdit, réinvente à sa façon les mathématiques et, sans en avoir jamais entendu parler, redémontre la trente-deuxième proposition d’Euclide (la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits).

Tout semblait réuni pour que le jeune Blaise devînt pour cette science l’équivalent de ce que sera Mozart pour la musique. Si, malgré ces prémices, il n’en fut rien, c’est qu’il dut mobiliser de plus en plus son énergie pour lutter contre le désir qui le portait vers la recherche et le savoir scientifiques pour se consacrer à la défense de la croyance en Dieu.

Comment cet homme, instruit par un père passionné par les sciences et émerveillé par les dispositions qu’il voyait s’épanouir chez son fils, en vint-il ainsi à combattre son propre génie ? Qu’est-ce qui, dans son histoire, permet de comprendre cette automutilation ?

       3 – Pathologie et misère de l’homme avec Dieu

Ce qui – après la mort de la mère – constitua sans doute un traumatisme important sinon décisif, ce fut la mission de son père en Normandie (en 1639, Etienne Pascal avait été nommé à Rouen commissaire délégué par le roi pour l’impôt et  la levée des tailles) lors de la répression sanglante des Va-nu-pieds. Pascal n’a rien dit de ce qui ne put pas ne pas être pour lui un drame – il avait alors dix-sept ans : comment concilier l’image du père (intelligent, cultivé, sensible, soucieux de religion et de morale) entièrement dévoué à son fils, et celle du commissaire royal dont la mission se déroula dans ce contexte de massacres épouvantables ?

Son silence sur ce sujet – en janvier 1643, il enverra de Rouen à sa soeur Gilberte une lettre dans laquelle il confie seulement : « Le département [le terme désignait le travail de répartition des impôts] s’achève, Dieu merci. » – comme le silence de Gilberte qui n’en dit pas un mot dans la biographie de son frère, pourrait bien signifier la profondeur d’une souffrance qu’il ne put exprimer directement, l’absence de la mère conférant au père une dimension sacrée, transférée sur la personne du roi, représentation de Dieu, comme le père : « Il disait que (…) dans un Etat où la puissance royale est établie, on ne pouvait violer le respect qu’on lui (le roi) devait sans une espèce de sacrilège, parce que la puissance que Dieu y a attachée étant non seulement une image mais une participation de la puissance de Dieu, on ne pouvait s’y opposer sans s’opposer manifestement à l’ordre de Dieu. »

Dans la longue lettre qu’il envoya à cette même sœur en octobre 1651 à l’occasion de la mort de leur père, il n’est pratiquement jamais question directement du père lui-même – et ce silence sur l’homme en dit long, lui aussi – mais uniquement de la manière dont un chrétien doit envisager la mort. Autrement dit, la mort du père, sans trouble ni émotion exprimés, n’est qu’une opportunité de réflexion sur la mort ; la seule confidence est celle-ci : « Si je l’eusse perdu il y a six ans, je me serais perdu, et quoique je croie en avoir à présent une nécessité moins absolue, je sais qu’il m’aurait été encore nécessaire dix ans, et utile toute ma vie. » Six ans auparavant, c’est-à-dire en 1645, avant l’accident dont fut victime Etienne Pascal (luxation d’une jambe) et qui fut l’occasion de la rencontre avec le jansénisme : est-ce un hasard, si, après l’épisode normand,  le fils fut si sensible à une doctrine qui se fonde essentiellement sur la noirceur de l’homme et le poids du péché originel ?

Intervient ensuite la maladie dont les premiers effets apparurent quand il avait dix-huit ans. Pour Gilberte, les causes en sont « ces grandes et continuelles applications d’esprit dans un âge si tendre (…) Cette fatigue, et la délicatesse où se trouvait alors sa santé depuis quelques années, le jetèrent  dans des incommodités qui ne l’ont plus quitté ; de sorte qu’il nous a dit quelquefois que depuis l’âge de dix-huit ans il n’avait pas passé un jour sans douleur ».   

De quelle maladie s’agit-il ? Il souffrait de complications digestives qui devinrent de plus en plus douloureuses – « (…) elles en vinrent jusqu’au point qu’il ne pouvait plus rien avaler de liquide, à moins qu’il ne fût chaud, et encore ne le pouvait-il que goutte à goutte (…) il avait outre cela une douleur de tête comme insupportable, une chaleur d’entrailles et beaucoup d’autres maux (…) » –  et il semble qu’il soit mort (à 39 ans) d’un cancer gastrique compliqué de métastases hépatiques et intestinales.

Les premiers symptômes de la maladie se manifestant un an après la Normandie, est-il hasardeux de supposer un lien entre les deux faits ?

Il l’est sans doute moins de chercher une relation entre cet épisode et les deux « conversions » qui marquèrent son existence. Il n’est pas inutile de préciser d’abord le sens que Pascal donnera plus tard à ce mot : « La conversion véritable consiste à s’anéantir devant cet Etre universel qu’on a irrité tant de fois, et qui peut vous perdre légitimement à toute heure ; à reconnaître qu’on ne peut rien sans lui et qu’on n’a rien mérité de lui que sa disgrâce. » (Pensées – 699)

La première conversion eut lieu en 1646 à la suite de l’accident déjà évoqué de son père qui reçut la visite de deux jansénistes dont les idées séduisirent Pascal – ils lui laissèrent des ouvrages de Saint-Cyran, théologien ami de Jansénius et directeur spirituel du monastère de Port-Royal – qui fit partager ses convictions à sa jeune sœur Jacqueline puis à son père et à toute la famille. « Dieu l’éclaira de telle sorte par cette sainte lecture, qu’il comprit parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour Dieu, et à n’avoir point d’autre objet que lui. Et cette vérité lui parut si évidente, et si nécessaire et si utile, qu’elle termina toutes ses recherches : de sorte que dès ce temps-là il renonça à toutes les autres connaissances pour s’appliquer à l’unique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire. »

Quoi qu’en dise sa sœur, cette première conversion n’aura pas d’incidence sur son travail scientifique puisque pendant les huit années qui vont suivre, il s’intéressera aux expériences de Torricelli sur le vide (la fameuse expérience du Puy de Dôme sera réalisée en septembre 1648), obtiendra un privilège pour la machine arithmétique qu’il a inventée et rédigera ses traités sur le vide, l’équilibre des liqueurs, la pesanteur de l’air et le triangle arithmétique.

Tout se passe comme si cette première conversion n’était pour lui que le moyen de régler des comptes avec son père qu’il va s’employer à « convertir » à son tour, comme s’il utilisait la sombre représentation que donne de l’homme le jansénisme à la façon d’un miroir qu’il plaçait ainsi devant les yeux du commissaire royal pour qu’il y contemple le visage de l’irrémédiable méchanceté humaine.

Cette hypothèse me semble être vérifiée par deux faits :

– d’abord, l’affaire de la dénonciation, ainsi racontée par sa sœur : « Il était pour lors à Rouen, où mon père était employé au service du Roi, et où il y avait en ce temps-là un homme (Jacques Forton, en religion Frère Saint-Ange) qui enseignait une nouvelle philosophie qui attirait tous les curieux. Mon frère ayant été pressé par deux jeunes hommes des ses amis, il fut avec eux ; mais ils furent bien surpris, dans l’entretien qu’ils eurent avec cet homme, de voir qu’en leur débitant les principes de sa philosophie il en tirait des conséquences sur des points de la foi, contraires aux décisions de l’Eglise. Il prouvait par des raisonnements que le corps de Jésus-Christ n’était pas formé du sang de la Vierge, et plusieurs autres choses semblables. Ils voulurent le contredire, mais il demeura ferme dans ses sentiments. De sorte qu’ayant considéré entre eux le danger qu’il y avait de laisser la liberté d’instruire la jeunesse à un homme qui était dans des sentiments erronés, ils résolurent de l’avertir premièrement, et de le dénoncer s’il résistait à leur avis. La chose arriva ainsi, car il méprisa cet avis : de sorte qu’ils crurent qu’il était de leur devoir de le dénoncer à Monseigneur de Belley. (…) Monseigneur de Belley envoya quérir cet homme, et, l’ayant interrogé, il en fut trompé par une confession de foi équivoque qu’il écrivit et signa de sa main, faisant d’ailleurs peu de cas d’un avis de cette importance qui lui était donné par trois jeunes hommes.

Cependant, aussitôt qu’ils virent cette confession de foi, ils en connurent tout le défaut ; ce qui les obligea d’aller trouver M. L’Archevêque de Rouen à Gaillon, qui, ayant examiné toutes choses, les trouva si importantes, qu’il écrivit une patente à son conseil, et donna un ordre exprès à Monseigneur de Belley pour faire rétracter cet homme sur tous les points dont il était accusé, et de ne rien recevoir de lui que par la communication de ceux qui l’avaient dénoncé. La chose fut exécutée ainsi ; il comparut dans le conseil de Mgr l’Archevêque, et renonça à tous ses sentiments. (…)

Dans cet événement qui n’est pas à la gloire de Pascal, on remarquera que le fils se comporte de la même façon que le père : l’un et l’autre au secours de deux « ordres »  – religieux et politique – qui, on ne le sait que trop, ne s’embarrassaient pas de scrupules pour faire plier, et par la manière forte, les récalcitrants.

C’est après cette dénonciation que le fils convertit le père : « Mon frère, continuant de plus en plus de rechercher les moyens de plaire à Dieu, cet amour pour la perfection s’enflamma de telle sorte dès l’âge de vingt-quatre ans, qu’il se répandit sur toute la maison ; mon père, n’ayant pas de honte de se rendre aux enseignements de son fils, embrassa dès lors une vie plus exacte, par une pratique plus continuelles des vertus jusqu’à sa mort, qui a été tout à fait chrétienne. »

 – la mort du père, survenue quatre ans plus tard (24 septembre 1651) constitue le deuxième événement : immédiatement après ce décès, Jacqueline, qu’il avait également convertie, décida d’entrer en religion ce qui créa un différend entre le frère et la sœur au sujet de la constitution de la dot – il est à noter que Gilberte n’en souffle mot dans sa biographie – et Pascal débuta alors ce qu’il est convenu d’appeler sa « vie mondaine », qui le conduisit pendant trois ans (de janvier 1652 à la fin de 1654) bien loin des principes religieux dont il avait convaincu son père et sa sœur.Même si la rédaction du Discours sur les passions de l’amour semble ne pas être de la main même de Pascal, nul doute que les réflexions qu’il contient sont l’écho de ses pensées pendant cette période, dont celle-ci, fort peu janséniste : « Qu’une vie est heureuse quand elle commence par l’amour et finit par l’ambition ! ! Si j’avais à en choisir une, je prendrais celle-là », ou encore : « L’homme est né pour le plaisir : il le sent, il n’en faut point d’autre preuve. Il suit donc sa raison en se donnant au plaisir. »

Ce franchissement (limité) des interdits à la mort du père et le rejet des principes austères du jansénisme sont confirmés par le chevalier de Méré un des compagnons de Pascal, qui témoigne du changement intervenu : « Deux ou trois jours s’étant écoulés de la sorte (il vient de dire que Pascal « ne laissait pas de se mêler en tout ce que nous disions, mais il nous surprenait presque toujours et nous faisait souvent rire ») il eut quelque défiance de ses sentiments (…) Cela fut bien remarquable, qu’avant que nous fussions arrivés à P… il ne disait presque rien qui ne fût bon, et que nous n’eussions voulu dire, et sans mentir, c’était être revenu de bien loin. Aussi, pour dire le vrai, la joie qu’il nous témoignait d’avoir pris tout un autre esprit était si visible, que je ne crois pas qu’on en puisse sentir une plus grande ; il nous la faisait connaître d’une manière enveloppée et mystérieuse. » (De l’esprit, discours de Monsieur le Chevalier de Méré à Madame de***. Paris, 1677)

Cette vie mondaine s’achèvera sous l’influence d’Angélique, la jeune sœur (substitut affectif de la mère disparue ?) religieuse au monastère de Port-Royal, et par la crise du 23 novembre 1654 dont il est difficile de savoir ce qui, du dégoût du monde ou des atteintes de la maladie, a pu être le catalyseur – sans doute les deux ont-ils joué, à la fois comme cause et comme effet.

Cette nuit verra sa seconde conversion, définitive cette fois, et dont on pourrait croire qu’elle marque l’arrêt définitif de son travail scientifique : on peut juger de son caractère sinon pathologique du moins fort perturbé par le contenu du « mémorial » qu’un domestique trouva quelques jours après la mort de Pascal cousu dans la doublure de son pourpoint.

Or, sa sœur Gilberte raconte qu’à la suite d’une violente rage de dents, et après qu’une « personne à qui il devait toute sorte de déférence » lui eut persuadé que le travail dont il avait envie entrait dans les desseins de Dieu, il rédigea, après cette crise, un traité sur la « roulette » (une courbe géométrique) : « Il est incroyable avec quelle précipitation il mit cela sur le papier. Car il ne faisait qu’écrire tant que sa main pouvait aller, et il eut fait en très peu de jours ; il n’en tirait point de copie, mais il donnait les feuilles à mesure qu’il les faisait. »

Ce fut le dernier travail scientifique de Pascal que sa sœur présente à la fois comme moyen d’échapper au mal et comme cause de mal.

Voici comment elle l’annonce : « Ce renouvellement des maux de mon frère commença par le mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil. Mais quel moyen a un esprit comme le sien d’être éveillé et de ne penser à rien ? C’est pourquoi dans les insomnies mêmes, qui sont d’ailleurs si fréquentes et si fatigantes, il lui vint une  nuit dans l’esprit quelques pensées sur la roulette. La première fut suivie d’une seconde, et la seconde d’une troisième, et enfin d’une multitude de pensées qui se succédèrent les unes aux autres ; elles lui découvrirent comme malgré lui la démonstration de la roulette dont il fut lui-même surpris. »

Et voici sa conclusion : « Ce n’était pas trop pour son esprit mais son corps n’y put résister, car ce fut ce dernier accablement qui acheva de miner entièrement sa santé et qui le réduisit dans cet état si affligeant que nous avons dit, de ne pouvoir avaler. »

Il est dans la logique de l’époque de ne pas chercher le sens possible d’une maladie, et jamais Gilberte ne tente donc de mettre en perspective la mort de la mère, le rôle et l’image perturbée du père, l’attrait pour le jansénisme et la forte relation affective entre le frère et sa jeune sœur Angélique – c’est elle qui, ayant sollicité une de ses connaissances afin qu’elle intervienne auprès de Richelieu pour sauver son père menacée d’emprisonnement, fut indirectement à l’origine de la mission royale de Normandie ; elle fut convertie par son frère après l’accident du père, prit le voile à Port-Royal et convertit à son tour son frère qui mourut un an après elle.

       4- Perversion du savoir et de la contemplation.

La contemplation  pascalienne illustrée par la citation qui introduit ce chapitre est éloignée de tout émerveillement, vide d’harmoniques : ce que contemple Pascal dans l’infiniment grand et l’infiniment petit, c’est l’image de l’interdit qui l’accompagnera toute sa vie et qui mutilera sa quête de connaissances scientifiques. S’il n’y a pas d’émotion, de sensibilité dans ce qu’il écrit sur l’objet qui est le plus propre à en susciter (l’immensité de l’univers, notamment), c’est parce qu’il n’a pas pu ou voulu ou su atteindre les bornes de son savoir scientifique. Et si sa contemplation est purement intellectuelle, si elle n’est qu’un moyen de convaincre, c’est parce qu’elle se situe très en deçà des limites de son savoir potentiel.

S’interdisant l’activité qu’il aime le plus et malheureux de cette interdiction, il se persuade de la misère de l’homme  (« L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. Pensées 130 ») et s’acharne à démontrer la nécessité de l’existence d’un Dieu dont on peut apercevoir une facette dans sa Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies : « Vous n’êtes pas moins Dieu quand vous affligez et quand vous punissez que quand vous consolez et que vous usez d’indulgence. Vous m’avez donné la santé pour vous servir, et j’en ai fait un usage tout profane. Vous m’envoyez maintenant la maladie pour me corriger (…) Ô mon Dieu, je sens que je ne puis aimer le monde sans vous déplaire, sans me nuire et sans me déshonorer ; et néanmoins le monde est encore l’objet de mes délices. »

On comprend mieux, à la lecture de ce dernier aveu, que sa démarche ait été dans le domaine mystique ce qu’elle aurait pu être dans le domaine scientifique : ce qui a toujours intéressé Pascal, c’est comprendre, tenter de trouver la raison des choses et s’il ne le peut pour les mathématiques ou la physique, il le fera, malheureux et désespéré, pour la foi et avec une austérité qui confine à la sécheresse, car pour lui rien n’est plus important que le mépris de l’expression de la sensibilité. Ainsi, Gilberte raconte au détour de ce qu’elle croit être une sainteté de son frère : « Je n’oserais dire qu’il ne pouvait même souffrir les caresses que je recevais de mes enfants ; il prétendait que cela ne pouvait que leur nuire. » 

A propos de la mort de Jacqueline et de l’affliction ressentie par sa sœur aînée : « Il me disait que cela n’était pas bien et qu’il ne fallait pas avoir ces sentiments-là pour la mort des justes ; mais que nous devions au contraire louer Dieu de ce qu’il l’avait récompensée si tôt des petits services qu’elle lui avait rendus. »

D’une façon plus générale : « Non seulement il n’avait pas d’attache pour les autres, mais il ne voulait pas non plus que les autres en eussent pour lui (…) Je parle des amitiés les plus innocentes et dont l’amusement fait la douceur ordinaire de la société humaine. »

Je ne sais si Molière avait lu cette biographie quand il fait dire à Orgon, victime de Tartuffe (Tartuffe, acte 1, scène 4) :

       « Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;

       De toutes amitiés il détache mon âme ;

       Et je verrais mourir frère, enfants, mère, et femme,

       Que je m’en soucierais autant que de cela. »

Si Gilberte résiste – timidement –  aux injonctions de son frère (« Il eût bien voulu que je me fusse consacrée à leur (les pauvres) rendre un service ordinaire que je m’imposasse comme en punition de ma vie. Il m’y exhortait avec grand soin, et à y porter mes enfants. Et quand je lui disais que je craignais que cela ne me détournât du soin de ma famille, il me répondait que ce n’était que faute de bonne volonté …) elle n’a pas la réponse ironique de Cléante à son beau-frère ainsi détaché de toute affection pour les siens : 

       « Les sentiments humains, mon frère, que voilà ! »

Son rapport à la pauvreté (« J’aime la pauvreté parce que Jésus-Christ l’a aimée. »), et aux pauvres (« Enfin il n’avait rien dans le cœur et l’esprit que les pauvres, et il me disait quelquefois : « D’où vient que je n’ai encore jamais rien fait pour les pauvres, quoique j’aie toujours eu un si grand amour pour eux ? ») peut susciter l’admiration en même temps qu’il peut surprendre par sa démesure : « Il fut quelque fois un peu moins mal ; il profita de ce temps pour faire son testament où les pauvres ne furent pas oubliés, et il se fit violence de ne leur pas donner davantage. Il me dit que si M.Périer (le mari de Gilberte) eût été à Paris, et qu’il y eût consenti, il aurait disposé de tout son bien en faveur des pauvres. Enfin il n’avait rien dans le cœur et l’esprit que les pauvres. »

Aussi bien dans l’affaire de la dénonciation que dans cet investissement passionné pour « les pauvres », on remarque les caractéristiques d’une foi marquée par l’intolérance, l’excès et pour la défense de laquelle tous les moyens intellectuels sont bons.

Ainsi en va-t-il du « pari » expliqué dans ce dialogue avec un contradicteur fictif :

« Dieu est, ou il n’est pas (…) Que gagez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux. Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix ; car vous n’en savez rien.

– Non ; mais je les blâmerai d’avoir fait, non ce choix, mais un choix (…) Le juste est de ne point parier.

– Oui ; mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. (…) Pesons le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Croyez donc qu’il est, sans hésiter. (Pensées – 451)

Je me rappelle combien cette démarche nous choquait, mes camarades lycéens chrétiens et moi. Même si nous savions qu’elle s’inscrivait, pour Pascal, dans le contexte de sa lutte contre l’athéisme – c’était aussi la nôtre – elle nous semblait complètement étrangère à ce qu’était pour nous la foi.

Et que dire de la méthode qu’il préconise à son supposé interlocuteur quand celui-ci lui demande : « Que voulez-vous donc que je fasse ? »

« (…)  Apprenez de ceux qui ont été liés comme vous, et qui parient maintenant tout leur bien. (…) Suivez la manière par où ils ont commencé : c’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira.

– Mais c’est ce que je crains.

– Et pourquoi ? Qu’avez-vous à perdre ?… » (id°)

Brassens, dans Le mécréant, après avoir rappelé à sa manière les conseils pascaliens :

       « Mon voisin du dessus un certain Blaise Pascal

       M’a gentiment donné ce conseil amical

       Mettez-vous à genoux priez et implorez

       Faites semblant de croire et bientôt vous croirez (…)

donne une réponse conforme à sa philosophie tranquille et souriante :

       Mais su’ l’ chemin du ciel je n’ ferai plus un pas

       La foi viendra d’elle-même ou elle ne viendra pas. »

La vision que Pascal a de l’homme et de Dieu est sinistre, froide, dépouillée de toute chaleur, de toute joie de vivre, ce qui se comprend si l’on prend en compte les souffrances qu’il dut endurer à cause de sa maladie et, en amont, les interdits qu’il ne parvint pas à éliminer pour se consacrer à ce qu’il aimait le plus, la science. Sa foi, sèche, dure, sans résonances, est celle d’un homme malheureux qui alla jusqu’à se mortifier cruellement en se ceignant d’une ceinture de fer garnie de pointes.

Il n’est donc pas étonnant qu’il n’ait aimé ni Montaigne («  absolument pernicieux à ceux qui ont quelque pente à l’impiété et aux vices » Entretien avec M. de Saci) ni Descartes (« Je ne puis pardonner à Descartes : il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu ; mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement, après cela, il n’a plus que faire de Dieu – Pensées –194).

Le premier dont le « Que sais-je ? », et, malgré les souffrances que lui infligeaient ses coliques néphrétiques, le plaisir de vivre et l’humanisme bienveillant ne pouvaient que heurter son besoin de certitude et son obsession du péché originel ; le second (le 10 novembre 1619 Descartes eut lui aussi sa « nuit », pendant laquelle, à l’opposé de Pascal, il  découvrit «  les fondements d’une science admirable ») parce qu’il faisait du doute le point de départ de toute démarche philosophique et qu’il pensait que l’homme est un être libre et responsable de sa destinée.

Ce qui « sauve » Pascal, c’est la reconnaissance de la grandeur de l’homme dans sa pensée : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que celui qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. 

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. » (Pensées – 264,265)

Sa démarche, inachevée au moins dans sa rédaction, est remarquable par la force et l’énergie mises au service d’un objectif –  démontrer –  détourné de son objet –  la science – au profit d’un Dieu ambivalent qui fut pour lui à la fois celui qui aime et celui qui calcule, juge et punit. Quelle terrible représentation du père !

Gilberte rapporte un mot de curé de la paroisse de Saint-Etienne qui assista Pascal pendant sa maladie, mot qui, sans doute au-delà de la pensée de l’ecclésiastique, résume assez bien ce qui semble avoir été la constante de sa personnalité : « C’est un enfant, il est humble et soumis comme un enfant. »     

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