Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
49 Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses
La strophe joue une nouvelle fois le rôle d’un sas de distanciation. Aux souvenirs / fantasmes sexuels succède, dans ce qui pourrait s’apparenter à une tristesse pos-coïtale, une méditation sur la fragilité humaine.
Les démons du hasard selon
Le chant du firmament nous mènent
50 A sons perdus leurs violons
Font danser notre race humaine
Sur la descente à reculons
L’écho de la mauvaise étoile (v.1,2) à connotation plus astrologique que religieuse (selon Le chant du firmament) héritée du récent siècle passé rejoint une vision sombre, pessimiste, dont la résonance (perdus / vi-olons) annonce le danger de la folie transférée par association dans un fait historique qui sert, une fois encore (ce sera la dernière) d’exorcisme.
Destins destins impénétrables
Rois secoués par la folie
51 Et ces grelottantes étoiles
De fausses femmes dans vos lits
Aux déserts que l’histoire accable
Luitpold le vieux prince régent
Tuteur de deux royautés folles
52 Sanglote-t-il en y songeant
Quand vacillent les lucioles
Mouches dorées de la Saint-Jean
Près d’un château sans châtelaine
La barque aux barcarols chantants
53 Sur un lac blanc et sous l’haleine
Des vents qui tremblent au printemps
Voguait cygne mourant sirène
Un jour le roi dans l’eau d’argent
Se noya puis la bouche ouverte
54 Il s’en revint en surnageant
Sur la rive dormir inerte
Face tournée au ciel changeant
Deux strophes pour la folie (51,52) et deux pour une mort d’abord annoncée théâtrale, lyrique (53) puis froide comme un fait-divers (54).
L’imprécation double (Destins destins) ajoute à l’image du mouvement incontrôlé une note tragique dont l’intensité est augmentée par le doigt pointé (Et ces grelottantes étoiles) sur ce qui est à l’époque une maladie, l’homosexualité (fausses femmes), stérile (déserts).
Luitpold (52) fut le tuteur de Louis II de Bavière et de son frère Othon diagnostiqués, autant, semble-t-il, pour des raisons politiques que médicales, fous. Le tremblement de la folie est associé à celui du désarroi (sanglote-t-il) avec une métaphore (52 v. 4,5) relative : Louis II a été retrouvé mort un 13 juin (1886) dans l’étang du château où il était interné depuis la veille.
La mort théâtrale et lyrique (53) rappelle sa passion pour le théâtre, la mythologie germanique et les opéras de Wagner.
La strophe commence comme un conte noir qui sonne mal (château sans châtelaine). L’éloignement du sujet (la barque) et du verbe (voguait), puis l’apposition décalée (cygne mourant sirène) font flotter les images mêlées des opéras Lohengrin et Thannäuser. Barcarols est ce qu’on appelle une licence poétique… qui confère au chant du gondolier berçant le couple amoureux, un caractère masculin.
Le passé-simple mat du rejet Se noya après l’image métallique de l’eau est celui du récit de la découverte du cadavre de l’homme des « destins impénétrables », dont le questionnement (face tournée au ciel changeant) est sans voix (bouche ouverte/ inerte).
Les quatre strophes (moins le v.5 de la 58) avant le point d’orgue de la dernière sont un retour au présent après ce détour tragique qui pourrait jouer le rôle de catharsis.
Paris n’est plus celui, étroit, de la strophe 18 (et les chats miaulent / Dans la cour je pleure à Paris), mais le Paris vivant, animé, du début de siècle.
Juin ton soleil ardente lyre
Brûle mes doigts endoloris
55 Triste et mélodieux délire
J’erre à travers mon beau Paris
Sans avoir le cœur d’y mourir
Les dimanches s’y éternisent
Et les orgues de Barbarie
56 Y sanglotent dans les cours grises
Les fleurs aux balcons de Paris
Penchent comme la tour de Pise
Soirs de Paris ivres du gin
Flambant de l’électricité
57 Les tramways feux verts sur l’échine
Musiquent au long des portées
De rails leur folie de machines
Les cafés gonflés de fumée
Crient tout l’amour de leurs tziganes,
58 De tous leurs siphons enrhumés
De leurs garçons vêtus d’un pagne
Vers toi que j’ai tant aimée
C’est la musique qui est le fil conducteur de la déambulation qui le ramènera à l’essentiel de la 59 : lyre, mélodieux, orgues de Barbarie, musiquent au long des portées de rails / tziganes définissent la symphonie dissonante (crient / siphons enrhumés) d’une partition qu’il donne l’impression de ne pas maîtriser (cf. la chanson Voulez ouyr les cris de Paris de Clément Janequin). Si la tristesse s’entend et se voit encore (sanglotent dans les cours grises / penchent comme la tour de Pise), la vie est désormais bien installée (soleil ardente lyre /beau Paris / sans avoir le cœur d’y mourir) dans les lumières (flambant de l’électricité / tramways feux verts sur l’échine) et les images exubérantes (cafés gonflés de fumée / garçons vêtus d’un pagne) de la modernité.
Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
59 Des hymnes d’esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes
Le v.5 est à détacher : il fait la liaison (Vers toi que / Moi qui) avec la strophe épicentre dont la résonance n’a plus la connotation de désolation, mais l’affirmation du sujet créateur… comme le dernier vers du Pont Mirabeau.
Pas de conclusion pour une chanson sans fin.
Il suffit de la relire pour l’entendre.