Littérature 9 : la chanson du Mal-aimé (5)

                                      Et moi j’ai le cœur aussi gros

                                     Qu’un cul de dame damascène

40                                 O mon amour je t’aimais trop

                                    Et maintenant j’ai trop de peine

                                    Les sept épées hors du fourreau

             

                            Sept épées de mélancolie

                                     Sans morfil ô claires douleurs

41                                 Sont dans mon cœur et la folie

                                  Veut raisonner pour mon malheur

                                  Comment voulez-vous que j’oublie

La première des deux strophes  de transition annonce la couleur : le rapprochement entre le cœur et le cul indique clairement quel est l’objet de l’épisode des sept épées, la relation sexuelle, dont Apollinaire laissera entendre plus tard qu’elle contint sinon la totalité du moins l’essentiel de la relation avec Annie. Le qualificatif damascène est un néologisme (sans doute damas + obscène) qui évoque donc un fondement moyen-oriental… hum…  dont la dimension laisse imaginer des formes très précises. La souffrance (v. 3,4) est celle de moments d’une jouissance d’autant plus forte que son achèvement en permet une reconstruction.

L’épée est le symbole du « vif » (sans morfil = dont la lame est sans bavures, parfaitement lisse) qui peut s’appliquer aussi bien à la douleur qu’au plaisir, « hors du fourreau » jouant le rôle du rideau qu’on lève pour regarder la scène quand le spectacle va commencer, un spectacle annoncé cru.

Elles sont sept, nombre dont sont bien connues les connotations sacrées, mystiques. J’en retiendrai deux qui permettent une lecture satisfaisante de l’épisode : Notre-Dame des sept douleurs (la mère de Jésus, Marie, mater dolorosa, confrontée à sept épisodes de la vie et de la mort de son fils) et Satan (imitateur maléfique de Dieu qui crée le monde en sept jours). Le v. 5 (41), sans précision d’objet (que j’oublie) évacue la personne d’Annie pour ne laisser des deux amants que leurs sexes et leurs jeux sexuels définitivement passés  (mélancolie / douleurs / folie / malheur).

Une précision avant la lecture : au début du 20ème siècle, l’érotisme qui veut être publié ne peut pas s’exprimer sans de grandes précautions. Il doit se parer de maques pour être décrypté. La morale bourgeoise est aux aguets (cf. la condamnation, quarante ans plus tôt et toujours en vigueur, des Fleurs du Mal de Baudelaire).

Apollinaire avance donc masqué pour évoquer les deux sexes et les jeux sexuels. Toutes les descriptions doivent donc, pour être appréciée, être rapportées, comme les néologismes (Pâline, Noubosse, Bé-Rieux, chibriape, Malourène, Sainte-Fabeau), aux caractéristiques physiques, biologiques des deux sexes, à leurs formes, leurs dimensions, leurs couleurs, aux sensations procurées par l’acte sexuel…

Une mention spéciale pour Lul de Faltenin (44 v.3) qui est également le titre d’un poème d’Alcools. Poème hermétique, disent certains. Lul est un mot wallon désignant le sexe masculin, et  Faltenin est sans doute une écriture masquée de « phallus tenens » (tenant un phallus). Il n’y a d’hermétisme que si l’on veut à tout prix expliquer. Il suffit de savoir de quoi il est question et de laisser aller son imagination…

                                               – LES SEPT ÉPEES –

                                       La première est toute d’argent

                                  Et son nom tremblant c’est Pâline

42                                Sa lame un ciel d’hiver neigeant

                                       Son destin sanglant gibeline

                                     Vulcain mourut en la forgeant

                                    

La seconde nommée Noubosse

                                       Est un bel arc-en-ciel joyeux

43                             Les dieux s’en servent à leurs noces

                                         Elle a tué trente Bé-Rieux

                                       Et fut douée par Carabosse

                    

                     La troisième bleu féminin

                                    N’en est pas moins un chibriape

44                                       Appelé Lul de Faltenin

                                       Et que porte sur une nappe

                                      L’Hermès Ernest devenu nain

              

                           La quatrième Malourène

                                          Est un fleuve vert et doré

45                               C’est le soir quand les riveraines

                                     Y baignent leurs corps adorés

                                Et des chants de rameurs s’y trainent

                     

                 La cinquième Sainte-Fabeau

                                  C’est la plus belle des quenouilles

46                                C’est un cyprès sur un tombeau

                                  Où les quatre vents s’agenouillent

                                   Et chaque nuit c’est un flambeau

      

                                 La sixième métal de gloire

                                    C’est l’ami aux si douces mains

47                                Dont chaque matin nous sépare

                                         Adieu voilà votre chemin

                                   Les coqs s’épuisaient en fanfares

            

                              Et la septième s’exténue

                                           Une femme rose morte

48                                     Merci que le dernier venu

                                     Sur mon amour ferme la porte

                                       Je ne vous ai jamais connue

Les sept ( !) derniers  vers de l’épisode (Adieu voilà votre chemin… Je ne vous ai jamais connue) évoquent le dernier réveil, le dernier matin, l’épuisement (Et la septième s’exténue…)

Un dernier regard sur une femme rose, sur une rose morte, sur une femme-rose-morte, un dernier mot (Merci)… et c’est au lecteur (le dernier venu Sur mon amour) qu’est demandé le point final (Sur mon amour ferme la porte) d’une histoire, pour le poète, désormais passée (Je ne vous ai jamais connue).

La fin de l’épopée ramènera au présent de la vie.

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