Et moi j’ai le cœur aussi gros
Qu’un cul de dame damascène
40 O mon amour je t’aimais trop
Et maintenant j’ai trop de peine
Les sept épées hors du fourreau
Sept épées de mélancolie
Sans morfil ô claires douleurs
41 Sont dans mon cœur et la folie
Veut raisonner pour mon malheur
Comment voulez-vous que j’oublie
La première des deux strophes de transition annonce la couleur : le rapprochement entre le cœur et le cul indique clairement quel est l’objet de l’épisode des sept épées, la relation sexuelle, dont Apollinaire laissera entendre plus tard qu’elle contint sinon la totalité du moins l’essentiel de la relation avec Annie. Le qualificatif damascène est un néologisme (sans doute damas + obscène) qui évoque donc un fondement moyen-oriental… hum… dont la dimension laisse imaginer des formes très précises. La souffrance (v. 3,4) est celle de moments d’une jouissance d’autant plus forte que son achèvement en permet une reconstruction.
L’épée est le symbole du « vif » (sans morfil = dont la lame est sans bavures, parfaitement lisse) qui peut s’appliquer aussi bien à la douleur qu’au plaisir, « hors du fourreau » jouant le rôle du rideau qu’on lève pour regarder la scène quand le spectacle va commencer, un spectacle annoncé cru.
Elles sont sept, nombre dont sont bien connues les connotations sacrées, mystiques. J’en retiendrai deux qui permettent une lecture satisfaisante de l’épisode : Notre-Dame des sept douleurs (la mère de Jésus, Marie, mater dolorosa, confrontée à sept épisodes de la vie et de la mort de son fils) et Satan (imitateur maléfique de Dieu qui crée le monde en sept jours). Le v. 5 (41), sans précision d’objet (que j’oublie) évacue la personne d’Annie pour ne laisser des deux amants que leurs sexes et leurs jeux sexuels définitivement passés (mélancolie / douleurs / folie / malheur).
Une précision avant la lecture : au début du 20ème siècle, l’érotisme qui veut être publié ne peut pas s’exprimer sans de grandes précautions. Il doit se parer de maques pour être décrypté. La morale bourgeoise est aux aguets (cf. la condamnation, quarante ans plus tôt et toujours en vigueur, des Fleurs du Mal de Baudelaire).
Apollinaire avance donc masqué pour évoquer les deux sexes et les jeux sexuels. Toutes les descriptions doivent donc, pour être appréciée, être rapportées, comme les néologismes (Pâline, Noubosse, Bé-Rieux, chibriape, Malourène, Sainte-Fabeau), aux caractéristiques physiques, biologiques des deux sexes, à leurs formes, leurs dimensions, leurs couleurs, aux sensations procurées par l’acte sexuel…
Une mention spéciale pour Lul de Faltenin (44 v.3) qui est également le titre d’un poème d’Alcools. Poème hermétique, disent certains. Lul est un mot wallon désignant le sexe masculin, et Faltenin est sans doute une écriture masquée de « phallus tenens » (tenant un phallus). Il n’y a d’hermétisme que si l’on veut à tout prix expliquer. Il suffit de savoir de quoi il est question et de laisser aller son imagination…
– LES SEPT ÉPEES –
La première est toute d’argent
Et son nom tremblant c’est Pâline
42 Sa lame un ciel d’hiver neigeant
Son destin sanglant gibeline
Vulcain mourut en la forgeant
La seconde nommée Noubosse
Est un bel arc-en-ciel joyeux
43 Les dieux s’en servent à leurs noces
Elle a tué trente Bé-Rieux
Et fut douée par Carabosse
La troisième bleu féminin
N’en est pas moins un chibriape
44 Appelé Lul de Faltenin
Et que porte sur une nappe
L’Hermès Ernest devenu nain
La quatrième Malourène
Est un fleuve vert et doré
45 C’est le soir quand les riveraines
Y baignent leurs corps adorés
Et des chants de rameurs s’y trainent
La cinquième Sainte-Fabeau
C’est la plus belle des quenouilles
46 C’est un cyprès sur un tombeau
Où les quatre vents s’agenouillent
Et chaque nuit c’est un flambeau
La sixième métal de gloire
C’est l’ami aux si douces mains
47 Dont chaque matin nous sépare
Adieu voilà votre chemin
Les coqs s’épuisaient en fanfares
Et la septième s’exténue
Une femme rose morte
48 Merci que le dernier venu
Sur mon amour ferme la porte
Je ne vous ai jamais connue
Les sept ( !) derniers vers de l’épisode (Adieu voilà votre chemin… Je ne vous ai jamais connue) évoquent le dernier réveil, le dernier matin, l’épuisement (Et la septième s’exténue…)
Un dernier regard sur une femme rose, sur une rose morte, sur une femme-rose-morte, un dernier mot (Merci)… et c’est au lecteur (le dernier venu Sur mon amour) qu’est demandé le point final (Sur mon amour ferme la porte) d’une histoire, pour le poète, désormais passée (Je ne vous ai jamais connue).
La fin de l’épopée ramènera au présent de la vie.