Littérature 3 (Rutebeuf – Verlaine)

* Ajout : Je vous invite à lire l’article complémentaire publié le 04/01/2023. Je précise : vous êtes plus de 1600 à avoir sélectionné cet article…. Quelqu’un pourrait-il m’expliquer ce qui l’a conduit à faire une telle recherche et comment il a eu connaissance de cet article ?

Rutebeuf (13ème siècle), trouvère (poète du nord <> troubadour poète du sud) compositeur de « dits » (histoires), de « mystères » (théâtre religieux), est surtout connu aujourd’hui pour La complainte Rutebeuf, mise en musique et interprétée par Léo Ferré (sous le titre Pauvre Rutebeuf), et de nombreux autres chanteurs (Marc Ogeret, Joan Baez…).

                                                      Que sont mes amis devenus

                                                     Que  j’avais de si près tenus

                                                                 Et tant aimés

                                                       Ils ont été trop clairsemés

                                                        Le vent je crois les a ôtés

                                                             L’amour est morte

                                                   Ce sont amis que vent emporte

                                                     Et il ventait devant ma porte

                                                              Les emporta (…)

Cette première strophe de la Complainte (l’intégralité se trouve facilement sur Internet) pour :

1 – la problématique de l’impuissance, du désarroi, face à ce qui pourrait être la fatalité, le « pas de chance », le « c’est comme ça », « on n’y peut rien ».

2 – les sons et les harmoniques de la construction poétique.

1- Le poème (la complainte a la dimension tragique du destin) présente le narrateur comme dépossédé du pouvoir d’agir dans ses rapports d’amitié, perdue en dépit de l’intensité (tant) de son investissement physique (tenus) et affectif (aimés) pour la conserver. L’épicentre est le vent, métaphore d’une force invisible malintentionnée contre laquelle on ne peut rien. (cf. ci-dessous le poème de Verlaine).

2 – Si l’on compare : a – Que sont devenus mes amis ? (prose) et b- Que sont mes amis devenus  (poésie – pas de ponctuation) :

a-  la question porte sur sont devenus (auxiliaire être + participe passé pour former le passé-composé) qui est l’épicentre.

b-  la question ou exclamation se dédouble et porte à la fois sur sont  et sur devenus :

sont, séparé du participe, sonne d’abord comme le verbe être, et que sont comme un qui sont :« que sont mes amis »  apparaît fugitivement comme un possible épicentre.

devenus prend une dimension nouvelle puisque il est/devient alors l’épicentre, sans que disparaisse le premier. Un peu comme ce qui se passe par exemple dans les fugues à plusieurs voix de Bach.

Autrement dit : 

a- on attend une réponse précise : le signifié (le sens, très clair, de la question) fait disparaître le signifiant (la construction) qui n’a pas de fonction esthétique.

b- l’interrogation/exclamation est une expression de la problématique (amour/amitié s’en vont et on n’y peut rien) dont la réponse est « dans le vent » (cf. Bob Dylan). Le signifié est modifié/enrichi par les harmoniques (vibrations autour de la note, ici l’interrogation/exclamation) créées par la dissociation de l’auxiliaire et du participe.

3 – Amour, masculin au singulier et féminin au pluriel, est aussi féminin au singulier chez La Bruyère, Molière, La Fontaine, Racine… La poésie qui utilise les mots comme des éléments musicaux peut les modifier librement.

Morte est une rime dite « féminine » (le –e final ne se prononce pas mais il se laisse entendre) caractérisée par la résonance qui prolonge le vers tout en conservant les quatre syllabes (l’a/ mour/ est/mort(e)), comme « empor/te » et « por/te » pour les huit syllabes (cf. sonne l’heure / je demeure dans Le Pont Mirabeau) : résonance qui fait écho celle du rapport amitié/amour.

Les emporta, est une rime dite masculine : pas de résonance, un son mat, c’est fini.

***

                                                            Chanson d’automne 

                                                             Les sanglots longs

                                                                  Des violons

                                                                 De l’automne

                                                             Blessent mon cœur

                                                               D’une langueur

                                                                    Monotone

                                                               

Tout suffocant

                                                               Et blême quand

                                                                 Sonne l’heure

                                                                Je me souviens

                                                              Des jours anciens

                                                                   Et je pleure

                                                               

Et je m’en vais

                                                               Au vent mauvais

                                                                Qui m’emporte

                                                                   Deçà, delà

                                                                   Pareil à la

                                                                 Feuille morte

                                                            (Poèmes saturniens)

Verlaine aimait les vers impairs pour ce qu’ils permettent de non fini, de résonance :

                                                  De la musique avant toute chose

                                                     Et pour cela préfère l’impair

                                               Plus vague et plus soluble dans l’air

                                              Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

                                                                (Art poétique)

Chaque strophe de Chanson d’automne est composée de deux structures de 11 syllabes  chacune terminée par une rime féminine (automne, monotone, heure, pleure, emporte, morte) qui entraîne au-delà de la 11ème syllabe, sans aller jusqu’à l’alexandrin (vers classique – Corneille, Racine, Molière…  –  de 12 syllabes aux structures paires).

Même problématique de la mauvaise étoile, du destin, même procédé d’écriture, à six siècles d’intervalle, dans des sociétés (Moyen-âge, fin du 19ème siècle) qui sont très différentes.

Pas les hommes.

2 commentaires sur « Littérature 3 (Rutebeuf – Verlaine) »

  1. Quels beau choix de textes !
    Jolie analyse musicale

    « pas de chance » ou « mauvaise étoile » n’est pas vraiment suggéré, je trouve, dans le texte de Rutebeuf. Cela singularise un destin qui est commun. Communauté de destin renforcée par les vers « ce sont amis que vent emporte » énoncé affirmativement comme vérité universelle : le vent emporte les amis. Renforcé par la phrase « et il ventait » qui présente comme corollaire immédiat : les amis sont emportés. A moins de comprendre le vers « Ce sont (justement les) amis que le vent emporte, ce qui justifierait ton interprétation. Je ne sais pas trop, en fait. Dans l’idée de pas de chance et mauvaise étoile, il y a un peu : cela n’arrive qu’à moi. Dans Verlaine, par contre, je ne vois pas du tout l’idée de mauvaise étoile, ou même de destin, le « vent malveillant » peut l’être pour tous, pas spécialement envers le poète. Et en quoi est-ce un destin? le vent malveillant pouvait l’être ce jour-là, occasionnellement. Je fais ces remarques en fonction des passages cités dans ton article, pas de manière générale.

    Par contre rapprocher les deux poèmes est judicieux et se justifie.

    Voilà mes réflexions. Toujours du plaisir à te lire.

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    1. Merci, Catherine pour ce commentaire/questionnement qui rappelle les « variations » de lecture d’un texte. Pour le poème de Verlaine, la mauvaise étoile pourrait être ce qui rend incapable d’être sujet, comme la feuille tombée… Saturne, qui donne son nom au recueil, était une planète génératrice de tristesse, de nostalgie.
      Deux extraits de poèmes écrits plus tard, après « l’épisode Rimbaud » et la condamnation à la prison.

      (…) Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
      Qu’est-ce que je fais en ce monde ?
      Ô vous tous, ma peine est profonde :
      Priez pour le pauvre Gaspard !
      (Cellulairement – La chanson de Gaspard Hauser)

      (…) J’ai perdu ma vie et je sais bien
      Que tout blâme sur moi s’en va fondre :
      À cela je ne puis que répondre
      Que je suis vraiment né Saturnien.
      (Cellulairement – Au lecteur)

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