Brunon Latour (sociologue, anthropologue et philosophe des sciences) intervenait ce matin 3 avril sur France Inter.
Son propos est un bon exemple de ce que j’appellerai « le discours bloqué ».
Voici quelques citations qui en illustrent l’esprit :
« Infléchir le système de production » « se poser un certain nombre de questions » (relatives à la production et la consommation) « est-ce que chacun de nous sera capable de profiter de la crise pour changer de mode d’existence ? » « Si on ne profite pas de cette situation incroyable pour changer, c’est gâcher une crise » « chacun doit faire preuve de discernement » etc.
Ce qui sous-tend ce discours, c’est l’opinion ou la croyance que la gravité de la crise doit ou devrait permettre à chacun de remettre en cause ce qui dysfonctionne, en particulier dans la production et la consommation.
Mais pourquoi et comment une crise pourrait-elle être en soi, par elle-même, un outil permettant à chacun de procéder à l’analyse pertinente de ce qui détermine le moteur de la production et de la consommation ?
Autrement dit, en quoi l’expérimentation du risque immédiat de la mort individuelle et massive (ce qui est le cas aujourd’hui) suffirait-elle à créer chez chacun puis dans la collectivité, comme par magie, le « discernement » qu’il appelle de ses vœux ?
Quand une pandémie a-t-elle jamais produit du discernement ?
La grippe dite espagnole de 1918 a tué entre 20 et 100 millions de personnes.
Pour quel gain de discernement ?
Vingt ans plus tard, la seconde guerre mondiale en tuait entre 50 et 70 millions.
Pour m’en tenir à la formule « Chacun doit… » qui revient souvent dans les discours actuels : qu’est-ce qui peut donner à chacun les outils adéquats pour remplir ce « devoir » ?
Ce discours du « on doit, on devrait, il faut, il faudrait… » n’est pas nouveau : il est de type incantatoire. Il suppose l’existence, quelque part, d’une idée ou morale ou religieuse ou autre, de nature transcendante que la catastrophe (virale en l’occurrence) permettrait de contacter et qui jouerait un peu le rôle de l’esprit saint descendant sur les apôtres le jour de Pentecôte.
Tant que ne se manifestera pas le discours qui expose la problématique de ce qui nous est objectivement commun, c’est-à-dire de ce qui conduit à la démesure du « vouloir avoir et avoir toujours plus » qui détermine la production et la consommation du système capitaliste, rien qui soit efficace et qui touche à l’essentiel de la vie individuelle et sociale ne sera le produit de notre choix, de notre décision.