Ce qui se passe dans ce pays peut ressembler à un casse-tête.
Les talibans ont exercé le pouvoir pendant cinq ans (1996-2001) en appliquant la loi dite « charia », la « voie » islamique qui réglemente le quotidien des individus et de la collectivité. Ils ont donc fait fonctionner un état théocratique dont les interdits (on peut en trouver la liste sur Internet) sont, pour nous du moins, un défi lancé à la raison et à la liberté. En les lisant, j’ai revu avec la même colère la liste de ceux qu’avaient édictés les colonels grecs pendant la dictature (1967-1974) et que Costa-Gavras fait défiler à la fin de sont film Z [= zi => il (le député assassiné) est vivant].
Après l’attaque lancée contre New-York par Al-Qaïda (11.09.2001), les Etats-Unis ont constitué une alliance sous mandat de l’ONU. Avec le soutien des tribus du nord du pays, l’alliance a fait tomber le gouvernement taliban en quelques jours (novembre 2001).
Je ne prends pas beaucoup de risques en disant que le sentiment général dominant fut alors un « ouf » de soulagement accompagné de l’idée : c’est fini. Finis, la burqa et la sujétion pour les femmes, l’interdiction de l’école pour les filles, de la musique, la lapidation et les châtiments corporels…Finis, oui, parce qu’il était « évident » qu’un peuple qui avait été soumis à une telle régression ne pouvait que se réjouir et tirer un trait définitif sur une expérience dévastatrice.
Le problème, quand même, c’est que ces talibans étaient afghans et que c’était principalement une intervention étrangère qui avait mis fin à leur pouvoir. La charge émotionnelle de la régression – dans sa réalité et dans nos projections pour nous-mêmes – était telle qu’elle contribua à masquer sur le moment cette réalité.
On connaît la suite.
Le casse-tête concerne l’universalisme, un concept dont nous avons hérité au moins depuis le 18ème siècle et que la situation actuelle peut sembler mettre à mal : comment un pays peut-il accepter de revenir à un tel état de régression après vingt années ? Oui, accepter : il n’y a pas eu de bataille parce que le problème n’était pas militaire et que les talibans sont une émanation de la réalité afghane.
Quel pays ? Et vingt années de quoi exactement ?
Ce pays n’a pas à voir avec nos sociétés globalement unifiées. C’est un ensemble de groupes ethniques et religieux que l’histoire et la géographie ont contribué à isoler et à opposer.
Si la liberté (émancipation des femmes) a pu se développer selon des modes qui constituent les cibles des interdits de la charia, c’est essentiellement à Kaboul qui n’avait de capitale que le nom.
La liberté s’est développée dans un territoire limité sur un support étranger militarisé qui n’a rien modifié des rapports de forces et de corruption entre les divers clans (il les a utilisés) et selon le modèle d’un monde dont la loi est celle du capitalisme tel qu’il existe aujourd’hui dans la société occidentale dépouillée du manteau religieux qui les a recouvertes pendant des siècles de prétendues valeurs fraternelles.
Autrement dit, les talibans viennent apporter une unité fondée, par défaut, sur un discours de fraternité, de morale et de pureté , et qui assure, toujours par défaut, une sécurité, ou plutôt une insécurité moindre.
Enfermer les femmes, détruite les représentations humaines, couper le son de la musique, éteindre les couleurs, revient à présenter une image radicalement opposée à la société occidentale qui sert donc de repoussoir en tant que figure de « satan ».
Rien n’a changé. Un taliban expliquait calmement devant une caméra de télévision qu’un voleur venait d’être arrêté et qu’on lui avait coupé les deux mains. Juger le fait et non son auteur, c’est répondre avant un questionnement que la référence à Dieu ne permet pas.
Nous avons nos propres talibans.
Ils se réfèrent eux aussi à « la loi naturelle et/ou divine », veulent remettre en cause le droit à l’IVG, le mariage homosexuel et l’adoption des enfants par les couples non hétérosexuels, l’abolition de la peine de mort ; ils érigent la patrie, l’identité nationale gravée dans le marbre et la préférence du même nom en valeurs suprêmes, disent la messe en latin et mythifient Jeanne d’Arc.
Toutes choses égales, quelle différence ?
Ainsi, ce n’est pas l’universalisme qui est en jeu – depuis qu’il existe, l’homme est le même à Kaboul et à Paris ou à New-York – mais sa négation.