Il faut examiner le suicide d’Antigone en tant que signe théâtral.
Heinz Wismann, philologue allemand, invité par Adèle Van Reeth (dans l’émission Les chemins de la philosophie du28. 04.2021 – une intervention à écouter et réécouter sur le thème d’Antigone), fait du suicide du personnage la question centrale de la tragédie.
Il y a dans son analyse – je partage pour l’essentiel la problématique qu’il construit – ce qui est parfois un forçage du texte et – dans le droit fil de l’analyse d’Aristote – ce que je pense être, dans ce cas précis, une surestimation/déformation de la fonction sociale cathartique de la représentation tragique.
Le désastre final – les trois morts –, dit-il, est initié par Antigone.
Ce n’est pas exact : le devin Tirésias révèle à Créon que la cause du malheur qui frappe Thèbes est sa double décision d’envoyer une vivante chez les morts (Antigone) et de retenir sur la terre un mort (Polynice) en le privant des rites qui lui sont dus. « Ce dont la cité est malade vient de ton cœur* » (*phrèn = le siège des sentiments et des passions) (1015). La désobéissance d’Antigone n’est donc pas la cause, mais un élément du processus déclenché par Créon.
Sa double décision qui subvertit les lois fondamentales produit donc le chaos : le mort n’est pas chez les morts où il devrait être et le vivant n’est pas chez les vivants dont il fait partie.
Par ailleurs, H. Wismann explique que Créon se comporte comme un « bon papa » qui gronde son enfant et qu’il invite Antigone à faire un pas pour une transaction. Ce n’est pas dans le texte, et à aucun moment, dans l’affrontement des deux personnages (441 > 525), Créon n’utilise le ton de bonhommie à visée conciliante que lui prête le philologue – quand il évoque la honte (511) c’est après cet échange-ci : Antigone : Désires-tu quelque que chose de plus important que me tuer après m’avoir prise ? / Créon : Non, rien d’autre ; ayant cela, j’ai tout. – 497-498). Autrement dit, tout est joué, et le dialogue qui suit est un dialogue de sourds.
Les deux personnages ne peuvent pas s’entendre parce qu’ils sont l’un et l’autre dans deux mondes exclusifs : Créon est un homme politique qui distingue entre les morts, bons ou mauvais selon le lien qu’ils ont eu avec leur patrie, donc en contradiction avec le droit du mort à rejoindre les dieux d’en bas, alors qu’Antigone tient le discours de leur indifférenciation : « Qui sait si en-dessous, cela [la distinction] est conforme à la piété ? » rétorque-t-elle à Créon (521).
Ce qui est certain, c’est que le spectateur athénien ne pouvait être que scandalisé par la décision de Créon du refus de laisser le mort sans sépulture, dévoré par les chiens et les oiseaux.
L’événement suivant, survenu une quarantaine d’années plus tard, témoigne de l’importance pérenne accordée aux rites qui devaient accompagner les morts : en 406, deux ans avant la fin de la guerre du Péloponnèse qui opposa Athènes et Sparte pendant une trentaine d’années (431 > 404), la flotte athénienne remporta une victoire sur la flotte spartiate près des îles Arginuses (non loin de la côte turque). A cause des conditions météorologiques, les amiraux athéniens ne purent récupérer les cadavres des soldats tombés en mer qui restèrent donc sans sépulture. A leur retour, ils passèrent en jugement, furent condamnés à mort et exécutés, en dépit de la victoire qu’ils avaient remportée. Un seul des prytanes (membres de l’assemblée chargés alors du fonctionnement administratif de la cité) vota contre (pour le motif de non-respect de la procédure qui interdisait une condamnation collective) : ce fut Socrate, qui devait être condamné à mort et exécuté six ans plus tard pour ce qu’on appellerait aujourd’hui un délit d’opinion. Dans sa défense (Apologie de Socrate – Platon) il évoque cet événement pour expliquer pourquoi il n’a jamais été tenté par la politique.
Lorsque Antigone décide de passer outre l’interdit de Créon et d’aller déposer de la terre sur le corps de son frère, elle a le public avec elle.
Ce qui revient à dire que la prééminence du lien de la philia sur le lien patriotique n’a de sens, ici, que dans le cadre de l’interdiction de l’ensevelissement. En-dehors de ce cadre religieux spécifique, le conflit peut exister, mais il sera de l’ordre du politique, pas du tragique.
La catharsis.
H. Wismann décrit de manière très séduisante comment les spectateurs peuvent être traversés par un « souffle de folie », confrontés à ce que signifie le suicide qui arrache Antigone à la mort imposée pour un choix qui lui permet de « s’ériger ainsi en singularité absolue ». Cette expérimentation par procuration permise par l’art (ici le théâtre) d’une mort choisie et non subie, est donc de l’ordre de la thérapie et, ajoute le philologue, « on rentre chez soi reboosté ».
Autrement dit, la mort n’est plus l’ennemie parce qu’elle apparaît comme la seule chose qui ne supporte pas de tractation, comme toutes les actions de la vie ordinaire : on ne négocie pas avec sa mort qui fait partie de sa propre vie.
Antigone est donc la figure non de la révolte contre les contingences de la vie quotidienne, mais de l’affirmation de la liberté humaine qui s’exalte dans la confrontation avec ce qui est strictement de l’ordre de l’être qui contient la mort nécessaire.
Qu’en est-il de la catharsis pour ce point essentiel de la pièce de Sophocle ?
Il faut, pour mesurer l’importance des émotions ressenties, se replacer dans le contexte de la représentation d’alors, qui est principalement celle d’un chœur qui évolue en dansant et en chantant, avec l’accompagnement de l’aulos, une flûte à deux tuyaux. A l’origine, une cinquantaine de choreutes dont le nombre diminue en même temps qu’apparaissent les acteurs. Difficile de trouver un élément de comparaison. Peut-être, plus que le chœur d’opéra polyphonique accompagné d’un orchestre, les chœurs masculins basques ou corses aux prestations desquels il faudrait ajouter la danse, sans doute jusqu’à la transe susceptible de susciter l’émotion cathartique.
Or, le suicide d’Antigone n’est à aucun moment objet d’intervention du chœur.
Mieux encore, l’information est donnée très brièvement dans un seul vers (1221) par le messager, sans la moindre émotion. La charge émotive principale est reportée sur Hémon, le fils de Créon, qui enlace le corps de celle qu’il devait épouser, avant de se tuer avec l’épée dont il a menacé son père.
La pièce se termine sur l’annonce du suicide d’Eurydice qui se tue comme son fils et sur la plainte pathétique de Créon qui implore la mort pour lui-même.
Si le spectateur athénien quitte le théâtre « reboosté », comme le dit H. Weismann, c’est pour avoir vécu par procuration et dans une émotion suscitée par le chœur, la mort annoncée d’Antigone quand elle est condamnée à la subir (elle déplore elle-même le sort qui lui est réservé sans hyménée ni enfants), et les morts d’Hémon et Eurydice, racontées par le messager, dont les suicides, comme celui de Jocaste (mère/épouse d’Œdipe) ne sont pas de l’ordre du choix mais le résultat en cascade de ce qui est présenté comme une malédiction.
Autrement dit, ce sont des morts qui ne concernent pas la vie du spectateur athénien. Il va rentrer chez lui reprendre son existence ordinaire après avoir vécu un moment d’émotion intense créée moins par une histoire que par une quinzaine d’hommes dansant et chantant la mort pour les autres.
Le seul événement qui n’entre pas dans le cadre de ce qui est donné à voir et à entendre sur le mode émotionnel, est le suicide d’Antigone : il est énoncé non dans son motif ni son déroulement, mais dans ses conséquences théâtrales fortement émotionnelles pour les personnages et les spectateurs, et à aucun moment, Sophocle ne nous en suggère la raison. Il pouvait imaginer une autre fin : Antigone ne se pend pas immédiatement et Créon a le temps d’arriver pour lui annoncer qu’il est revenu sur sa décision, c’est-à-dire qu’il reconnaît qu’elle avait raison et lui tort. On quitte alors la tragédie pour le mélodrame.
En ne précisant rien des raisons du geste d’Antigone, Sophocle nous laisse avec soit la psychologie, vaine quand il s’agit de personnages de théâtre, soit avec la problématique de la mort non théâtrale qui concerne chacun des spectateurs et qui le sait.
Je dirai que Sophocle sème dans les esprits l’idée/pensée de ce suicide en tant que mort choisie. Si le spectateur est purifié des passions liées à sa condition par les morts subies des autres, il a reçu dans un coin de sa tête la question du choix qu’a fait Antigone d’être active de sa propre mort. Il ne s’agit plus, ici, de catharsis (corps/émotion) mais d’idée (esprit/pensée).
Autrement dit, la condamnation à mort d’Antigone par Créon est, pour moi, la métaphore de la condamnation de l’homme non à la mort, mais à la connaissance de sa mort (comme Antigone en a la connaissance théâtrale) et elle pose la question de ce qu’il en fait.
Quand, à la question d’Adèle Van Reeth sur le « reboosté » « C’est vrai, pour vous ? » Heinz Wismann répond (après un quart de seconde de silence, comme s’il s’agissait d’une évidence… ou alors… comme s’il cherchait comment s’en sortir) « Mais c’est du théâtre ! » c’est un peu comme si, il y a 2400 ans, il quittait sa place sur le gradin en ajustant son himation un peu froissé, franchissait le seuil du theatron, à la fois libéré par le moment émotionnel qu’il vient de vivre et préoccupé par une idée dont il sait qu’elle ne concerne que lui et qu’il range dans un coin de sa tête en s’acheminant lentement vers sa maison.