Littérature 2 (Montesquieu – Molière)

                                                       La question de l’épicentre

Je prends le terme dans son sens  sismologique, à savoir le point central d’un tremblement de terre, pour l’appliquer à la littérature : y-a-t-il dans une œuvre littéraire, un épicentre à partir duquel se développent les ondes du sens ?

Pour Le pont Mirabeau, (cf. article : littérature 1) je dirai « je demeure ».

Deux exemples, très différents.

Le premier est une simple phrase extraite du chapitre 5 du Livre XV, intitulé De l’esclavage des nègres du livre de Montesquieu De l’Esprit des lois (1748).  Il est possible de prendre n’importe quelle autre phrase ou le chapitre lui-même.

La voici :

« Le sucre serait trop cher si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. »

Précision : Montesquieu n’est pas hostile au principe de l’esclavage, il ne le condamne pas,  il considère même qu’il est indispensable, notamment pour des raisons économiques.

Dans ce chapitre, il feint de donner la parole à un propriétaire d’esclaves censé justifier la servitude, et, bizarrement, l’argumentation est présentée de manière que  les « raisons » ne soient pas recevables. Le ton employé est tantôt celui de l’ironie tantôt celui de l’humour. Est-ce que Montesquieu n’aurait pas été très à l’aise avec sa justification de l’esclavage ?

Alors où est l’épicentre de la phrase ?

Réponse ?

Trop.

Trop cher pour qui ? Pour l’acheteur.

Pourquoi trop cher ? Parce que le propriétaire de la sucrerie lui ferait payer le salaire versé à l’ouvrier substitué à l’esclave.

Et pourquoi le lui ferait-il payer ? Parce qu’il voudrait conserver le taux de plus-value  que permet l’esclavage. (cf. l’article : le corps de la femme)

En revanche, s’il diminuait ce taux,  le sucre pourrait devenir un peu plus cher, mais il ne serait plus trop cher

Montesquieu, sur ce point, n’est pas en avance.

Deuxième exemple : la pièce Tartuffe (1664-1669) de Molière.

Rappel : un homme déjà âgé, père de deux adolescents (une fille et un fils) nés d’un premier mariage, remarié à une femme bien plus jeune, introduit chez lui un directeur spirituel dont il veut faire son héritier et auquel il souhaite donner sa fille en mariage. Ce directeur spirituel est en réalité un escroc qui n’a de dévotion que l’apparence et qui est intéressé par les biens, la fille et la femme de celui qu’il a réussi à circonvenir (l’Imposteur est le sous-titre de la pièce).

Dès le début de la pièce Molière informe le spectateur que Tartuffe est un hypocrite. Il mobilise tous les personnages pour le lui faire comprendre. Les deux abusés –  Orgon (le père) et Madame Pernelle (sa mère) – sont les seuls à ne pas voir l’évidence… ou plutôt à ne pas désirer la voir.

La pièce, jouée devant le roi à Versailles, eut un grand succès, mais fut très vite interdite. Des questions politiques couplées avec de fortes pressions de l’église. Il fallut cinq ans de lutte et de remaniements avant que l’interdit ne soit levé.

Pourtant, il n’y a pas la moindre ambiguïté, du moins dans les discours : tous les personnages sympathiques font l’apologie de la vraie foi, joyeuse et tolérante, et dénoncent l’hypocrisie de ceux qui utilisent la religion à des fins perverses.

Pour convaincre son mari (Orgon), sa femme (Elmire) qui a déjà subi une tentative de séduction de Tartuffe (elle a vainement tenté de l’utiliser pour le faire renoncer au mariage avec sa belle-fille), lui propose d’être le témoin de la perversité de son soi-disant saint homme : elle donnera rendez-vous à Tartuffe au salon et fera semblant d’accepter ses avances. Orgon, qui se sera caché sous la table, se montrera quand il aura réalisé qui il est vraiment.

Orgon finit par accepter. Elmire reçoit Tartuffe. Il est d’abord sur ses gardes, puis, très vite, après s’être assuré que personne n’est caché dans le petit cabinet attenant – il ne pense pas à la table –  exige de passer à l’acte. Orgon ne bouge pas, malgré les toussotements répétés de sa femme. En dernier recours, elle demande à Tartuffe d’aller vérifier qu’il n’y a personne dans le couloir. C’est quand il a quitté le salon qu’Orgon se résout à sortir.

Alors, où est l’épicentre ?

Sachant qu’un auteur est maître de son intrigue et qu’il fait ce qu’il veut, pourquoi Molière ne fait-il pas sortir Orgon – il a pris soin de préciser que son jugement n’est pas altéré, qu’il a toute sa tête –  dès que Tartuffe a clairement révélé son intention de coucher, là, sur place, avec sa femme ? Pourquoi ne le fait-il pas sortir quand il entend qu’elle est sur le point de devoir céder (« Tant pis pour qui me force à cette violence ») ? Et pourquoi fait-il sortir Tartuffe avant de faire sortir Orgon ?

Réponse ?

L’épicentre est sous la table.

Il est l’impuissance. Orgon la gère comme il peut, en faisant souffrir les autres (« Faire enrager le monde est ma plus grande joie ») et en se faisant souffrir lui-même (accroupi sous la table, prêt à laisser violer sa femme). Il ne sort qu’après que Tartuffe a révélé son impuissance (« c’est un homme, entre nous, à mener par le nez ») qu’il était chargé d’occulter en tant que substitut.

L’église pouvait difficilement accepter que soit dévoilé sur la scène du théâtre (considéré par elle comme un lieu diabolique) le rapport entre la religion et la faiblesse humaine.

Le marquis de Sade naîtra un siècle plus tard. Sacher-Masoch, deux.

Molière était en avance.

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