Télé, du grec tèlé, « au loin » : la télévision (hybride gréco-latin) permet de voir une image fabriquée au loin, le télescope (deux mots grecs) vise au loin une image non fabriquée, et le télétravail (même hybridation) permet d’exercer son emploi loin de l’entreprise physique.
Julia de Funès (oui, c’est sa petite-fille) – doctorat de philosophie et DESS de Management des Ressources Humaines – qui sait ce qu’est le monde de l’entreprise (elle fut « chercheuse de têtes ») tient globalement un discours dont l’objectif est à la fois de dénoncer les artifices du « coaching », le charlatanisme des gourous de la résilience, des spécialistes du bonheur organisé dans l’entreprise (jeux de rôles, bay-foot etc.) et d’ouvrir les pistes du véritable épanouissement, en particulier par le télétravail dont elle célébrait (le mot est faible) ce 13 mai les bienfaits dans Les matins de France Culture
Il y avait, dit-elle, deux arguments contre le télétravail : la difficulté matérielle (résolue selon elle) et ce qui touche aux relations. Elle assure qu’ils ont été « pulvérisés ».
Extraits : prenez le temps de lire, cela en vaut la peine.
« Il [le télétravail] allait déliter les liens sociaux, or, les études montrent que les communications n’ont pas diminué pour autant, donc il n’y a plus tellement de contre-arguments. Je n’ai jamais cru véritablement à l’étanchéité des deux sphères, la vie pro et la vie perso… c’est de bon ton de les distinguer depuis dix quinze ans, il y avait cette mode-là, mode langagière, mais je n’y ai jamais cru…. La vie est « une »… le télétravail a aussi ses dérives de confondre toutes les sphères….les études montrent que les gens travaillent mieux en télétravail qu’au bureau, ils sont moins dispersés, moins dérangés… c’est une liberté, une libération psychologique… quand on est chez soi, en peignoir, dans sa chambre, on est très concentré sur son écran, alors que quand on est dans les open spaces, les flex-offices on est toujours obligé de montrer qu’on travaille… c’est pourquoi le télétravail est très efficace… ça agit comme un tamis on ne voit que la performance, on ne peut pas faire semblant, on ne peut pas faire de la représentation… ceux qui sont contre le télétravail sont ceux qui ne veulent pas se mettre au travail… il n’y a plus de contre-argument qui puisse anéantir le télétravail en tant que tel… le télétravail ne remplace en rien la beauté des relations humaines… je vais être un peu cynique … on voit les gens masqués mais avec la visioconf. au moins on voit le visage des gens en entier… les collaborateurs, en gros, sont très heureux du télétravail… le marché économique est darwinien et seuls les meilleurs résistent… »
En un peu moins d’un quart d’heure, J. de Funès a exposé ce que devrait être, (ce que sera ?) le nouveau mode de travail, du moins pour ceux dont la présence physique n’est pas indispensable dans l’entreprise.
Le critère est l’efficacité, la rentabilité. C’est exactement le même que celui qui sous-tend (sous-tendait ?) les interventions des coaches, des gourous, des charlatans dont elle fait le procès dans un de ses livres : elle ne fait que leur succéder pour le même objectif. Le seul changement est d’ordre stratégique et tactique : nouveaux moyens, nouveau discours idéologique appuyé sur une technologie pour optimiser les performances.
Sa référence à Darwin qu’elle récupère comme garantie scientifique est un exemple du « la fin justifie les moyen » qui n’est pas tout à fait étranger au monde de l’entreprise : il n’y a aucun rapport entre la sélection naturelle observée par Darwin et la sélection économique/industrielle qui répond aux normes d’un système créé de toutes pièces.
Vu sous l’angle de la philosophie, son discours est affligeant : les « je crois » « je n’ai jamais cru » font office d’argument, les analyses sont appuyées sur des assertions (quelles « études » sérieuses peuvent-être faites en deux ou trois mois et dans des conditions de pandémie ?), des simplifications (pourquoi la séparation de la sphère personnelle de celle du travail dans l’entreprise est-elle du domaine de la mode ? En quoi les liens sociaux = les communications ?), des contradictions (négation de la séparation des sphères perso/pro… et concession que le télétravail peut conduire à une confusion des sphères…), une idéalisation caricaturale (bonheur de travailler chez soi en peignoir, dans sa chambre), et, le plus grave, peut-être, sous l’angle de l’éthique philosophique, l’instrumentalisation des concepts « La vie est une », « liberté, libération psychologique » à des fins intéressées.
Quand elle concède, comme si elle se rendait brusquement compte que les êtres humains sont des êtres sociaux faits de chair et de sang, que « le télétravail ne remplace en rien la beauté des relations humaines », se rend-elle compte qu’elle utilise le même type de discours lénifiant et infantilisant que celui de ses prédécesseurs qui, avec d’autres outils, construisaient une mythification de l’entreprise qui s’apparente à de la mystification ? Qu’est-ce que la beauté des relations humaines dans l’entreprise ?
Pour les travailleurs de la même catégorie, le télétravail va distinguer ceux qui utiliseront chez eux l’outil informatique, de ceux qui devront rester « en présentiel » (le néologisme neutre tend à gommer la personne physique contenue dans « présence »).
Pour quelles conséquences, sociales, familiales ? Personne ne le sait.
Le discours de J. de Funès promet aux télétravailleurs la liberté, la libération psychologique, passant sous silence le fait que ce mode de travail ne supprimera pas l’intervention de la hiérarchie et qu’elle prendra seulement d’autres formes, qu’elle sera envoyée et reçue dans un lieu qui est celui de la vie privée.
Dire, pour faire avaler la pilule de la confusion des sphères, que « la vie est une », est un argument de bateleur.