Chapitre 5 – Où tout finit et où tout recommence
JiPé X relut les derniers feuillets en plissant le front. Il y avait quelque chose qui lui échappait. Voyons, se dit-il, si je mets l’essentiel bout à bout, qu’est-ce que ça donne ?
Un café de la bourse sans bourse, des décas et des noisettes allongés, des verres évasés de Perrier-menthe et des ballons de petit blanc, une petite c., une lettre à LJJ, un pigeon, une réponse sibylline avec des miettes de croissant au beurre, une Vache qui Rit, MA et FRA chacune sur son toit à cheval sur un manche à balai et arborant un petit sourire mutin…
Tout cela était clair, certes, de la même clarté lumineuse que le scénario de la petite c., mais il y avait quelque chose d’autre, de caché, peut-être même de subliminal…
Mais quoi ?
Un raton laveur ?
Pris d’une inspiration subite, JiPé X prit aussi son téléphone portable, composa un numéro…
– Georges Van AA ? Ici JiPé X. Comment vas-tu ?
– Tout roule normalement, comme on disait sur la place de Brouckère à l’époque des autobus à impériale. Et toi ?
– Eh bien, figure-toi qu’il y aurait comme un grain de sable dans la mécanique.
– Ah… Là, tu fais dans la métaphore. Mais encore ?
JiPé X lui fit part de ses réflexions.
– MA est là qui propose que nous nous rencontrions demain, dit Georges Van AA.
– Et FRA est aussi là qui propose aussi que nous nous rencontrions demain, dit JiPé X à son tour.
Ils laissèrent passer quelques secondes pour constater, une fois encore, que ça s’emboîtait.
– On est jeudi après-midi, donc, demain, c’est vendredi, donc il y a le marché de G***, donc des huîtres et des crevettes roses, dit JiPé X tout d’une traite.
– J’en conclus qu’on déjeunera ensemble et qu’il y aura au menu des huîtres et des crevettes roses.
– Et aussi du vin blanc.
***
Quand même, pour être bien sûr, j’appelle GE.
– GE, c’est moi JE. Ça va ?
– Oui, JE, ça va. Et toi ?
– Ça va… bien ? Vraiment bien ?
– Ben, oui, bien. Pourquoi ? Tu es inquiet de quelque chose ?
– Dis-moi, MA et toi, est-ce qu’il vous arrive de parler de sorcières qui s’envolent sur des balais ?
– Ben, non. La dernière fois que nous en avons parlé, si je me rappelle bien, c’est quand on racontait des histoires à notre petit dernier, le soir quand il allait dormir… Il y a plus de trente ans… Et encore, ce n’était pas tous les soirs… Parfois, on racontait le loup et les trois petits cochons… Mais dis-moi, JE, tu vas bien, toi ?
– Oui… Pourquoi tu me demandes ça ? Tu es inquiet de quelque chose ?
– Ben… les sorcières, les balais… J’ai un doute.
– Je comprends… Ecoute… Est-ce que MA est là ?
– Oui.
– Je peux lui parler ?
– Oui, mais elle n’est pas à côté de moi. Je la hèle au moyen de l’interphone satellitaire… Je l’ai installé tout récemment, c’est plus pratique que les signaux de fumée, et pouis, comme tu sais, on a dû rendre le pigeon… Allo, allo, MA, tu peux venir ?
Bientôt, j’entends des pas précipités, puis un bruit de chaise, pouis (je l’orthographie comme ça puisque MA est belge, même si c’est moi qui écrit, mais je tiens à faire vivre les particularismes, comme je l’ai déjà expliqué bien plus haut) une reprise de souffle.
– Bonjour, JE, excuse-moi, je suis tout essoufflée, me dit MA sur un ton que je n’identifie pas sur le coup mais que je me promets d’identifier juste après.
– Bonjour MA… Tu étais… sur…
– Dans la cuisine du haut. Je pelais des tomates.
Le ton se précise.
– Des tomates… du jardin ? Celles qui poussent sous la case n°9 ?
– Tout juste sous le toit de la case n°9… Elles ont bien donné cette année, surtout les noires de Crimée et les cœurs de bœuf. Je vois que tu t’intéresses aux tomates… Il n’y a pas de pépin, j’espère !
Voilà, ça y est, j’ai trouvé ! Elle me parle sur le ton de celle qui arbore un air mutin pour n’avoir l’air de rien encore que quand même (j’ai pris un rendez-vous chez un psychanalyste lacanien pour lui parler de ma mère) un peu.
Tout en conversant, j’observe FRA du coin de l’œil (on devrait dire du coin de l’orbite puisque l’œil est rond, sans le moindre coin) qui regarde le plafond comme s’il s’agissait de celui de la chapelle Sixtine, avec un petit air mutin qu’elle arbore pour n’avoir l’air de rien quoique quand même (je ne le souligne plus jusqu’à ma première séance sur le divan) un peu.
Elles nous préparent quelque chose, me dis-je in petto, sans pouvoir le partager avec GE parce que ça ne serait plus in petto.
– Nous déjeunons ensemble demain, c’est bien ça ? dis-je à MA.
– C’est bien ça ! dit MA.
– C’est bien ça ! dit FRA en écho.
– A demain, donc, dis-je.
– A demain, donc, dit GE, en écho.
***
JiPé X hocha la tête. L’ensemble prenait forme, peu à peu. Restait quand même à résoudre la double question du commencement de la fin et de la fin en tant qu’elle-même, bref, celle de la pertinence de ces deux concepts. [ GE en a déjà parlé à propos de la matière. Du moins dans une première mouture. Du moins il lui semble]
***
Nous sommes installés tous les quatre devant le plateau des huîtres et la coupelle de crevettes que j’ai décortiquées avec le petit couteau à éplucher de FRA qui ajoutent une touche de rose (les crevettes, pas FRA, sinon le verbe serait au singulier et MA a passé un tee-shirt bleu Klein) au gris-bleu-vert-beige (j’espère n’avoir rien oublié) des coquillages que j’ai ouverts avec mes gants grenus pour tailler les rosiers.
Nos verres sont emplis – au tiers seulement, je déteste les verres remplis à ras bord – d’un vin blanc dont la nuance jaune pâle apporte une touche ensoleillée au rose des crevettes et au gris-bleu-vert-beige (le beige est clair, moins toutefois que le beige belge des bretelles de Georges Van AA lorsque JiPé X l’a rencontré sur un chemin des Cévennes quand il a heurté un caillou, tout au début) des coquillages.
– Alors, avez-vous compris ? demande MA avec le petit sourire mutin que j’ai subodoré quand elle m’a parlé au téléphone.
Et elle regarde FRA qui l’arbore elle aussi.
– Je pense qu’ils ont parfaitement compris, dit FRA.
– Nous nous sommes entretenus, JE et moi, dit GE, et nous avons bien compris, en effet, que vous aviez soumis à notre sagacité la problématique de l’ordi, des tranchées, des explosifs, de la petite c. etc.
– Oui, nous en avons conféré, renchéris-je, et nous sommes parvenus à une double conclusion.
– Double ? répète FRA, vraiment l’air de rien, en tendant son verre vide.
– Double aussi, renchérit MA, l’air aussi vraiment de rien en tendant aussi son verre également vide.
J’emplis donc une deuxième fois les verres au tiers puisque je déteste les remplir.
– Elles sont parfaites ! dit GE.
MA et FRA tournent vers lui leurs regards à la fois amusés et satisfaits. GE, lui aussi avec l’air de rien, désigne l’huître qu’il vient de déguster et il hoche la tête cette fois d’un air entendu.
Je me dis, in petto, qu’avec tous ces airs de rien, entendus ou pas, on va finir par aboutir à quelque chose.
– La première conclusion, reprends-je, c’est que rien n’est plus important que d’être là, ensemble, autour d’un plateau d’huîtres et d’une coupelle de crevettes roses en buvant des doubles verres de vin petit blanc frais.
– Nous ne doutions pas de votre intelligence, disent en chœur FRA et MA.
– La deuxième conclusion, ajoute GE après avoir avalé une tartine de pain de seigle tartiné de beurre du demi-sel de Guérande, c’est que nous n’en serions pas là sans tout le reste… Mais j’acquiesce fortement à ce qui vient d’être dit.
– L’importance d’être là, ensemble ? demandent MA et FRA.
– Je faisais allusion à votre absence de doute quand à notre intelligence !
Et tous les quatre nous éclatons de conserve d’un rire commun qui est un bien meilleur rire que deux rires de conserve séparés.
Voilà quelle fut la rencontre cévenole dont la narration s’achève ici…
Encore que…
GE et moi sommes en train de deviser en fumant un cigare et en dégustant une eau-de-vie de pomme (mais non, il n’y a pas de betterave dedans) tandis que MA et FRA parlent de choses et d’autres en buvant des cafés allongés (ce sont les cafés qui sont allongés, sinon il y aurait –ées), allongées (là, c’est bien elles) dans des chaises longues.
– Tu sais quoi ? me dit GE.
– Je t’écoute.
– Cette missive de LJJ m’a beaucoup préoccupé. Aussi, tu sais ce que j’ai fait ? Je suis allé consulter la liste des passagers de son pigeon en titane Ti-22 et en carbone C-14. Ce que j’ai trouvé… Devine ! … Je te le donne en mille six cents.
– On ne dit pas plutôt « je te le donne en mille » ?
– Oui, mais tu te rappelles que le pigeon du film peut transporter mille six cents passagers !
– C’est vrai, j’avais oublié. Non, je ne vois pas… Je donne ma langue à la chatte.
– On ne dit pas plutôt « au chat » ?
– Oui, mais là, c’est à la chatte ; il n’y a pas de raison que ce soit toujours les mêmes.
– Bon… Eh bien, dans la liste des passagers, j’ai trouvé les noms de deux couples : Charles et Elissent Martel (en tête de liste) et Girart et Berte de Roussillon. Je précise, Berte sans –h, parce qu’avec –h, c’est la Berthe-aux-grands-pieds, la maman de Charlemagne, l’épouse de Pépin-le-bref… Mais je ne sais ni en quoi ni où il était bref.
– Peut-être qu’il parlait peu.
– Peut-être… Bref, tu m’as bien dit que tu avais un commissaire parmi tes relations ?
– Oui.
– Tu pourrais lui demander d’enquêter pour savoir ce qu’il en est des tenants et des aboutissants de cette histoire de pigeon en Ti-22 et C-14 qui survole les volcans auvergnats avec mille six cents passagers qui écoutent de la vielle à roue ?
– Je peux… Mais pourquoi cette forte contrariété que je sens se manifester dans tes intérieurs ?
– C’est que… Eh bien, voici : tu n’ignores pas que Girart de Roussillon répondit positivement à la demande d’aide de Charles Martel pour la libération de Rome. Et tu n’ignores pas non plus qu’en remerciement, Charles promit à Girart qu’il épouserait Elissent, une des deux filles de l’empereur de Constantinople, lui se réservant Berte, l’autre fille.
– J’ai lu dans des temps très anciens cette chanson de geste qui date du 12ème siècle, si je ne m’abuse point, ô mon Beau Sire.
– Tu ne t’abuses point, ô féal vassal …Seulement, comme Elissent était plus belle que Berte… Il faut bien dire que Berte, comme nom… Enfin… Bref, Charles décida d’épouser Elissent et de donner Berte à Girart.
– Je ne me souviens plus comment ça c’est terminé…
– Girart a refusé la décision du roi, s’est révolté, a fini par tout perdre au point de devenir charbonnier dans les Ardennes, pouis [je n’insiste pas], grâce à l’intervention d’Elissent a su [sens belge] recouvrer tous ses biens. Enfin, Berte et lui ont construit de leurs mains l’église de Vézelay… Alors, tu vois où je veux en venir ?
– Attends, que je mette bout à bout les tenants et les aboutissants… La chanson de geste du 12 siècle… L’époque romane… Les Ardennes… Qui sont proches de la Belgique, on en sait quelque chose… L’église de Vézelay, de style roman que Berte et Girart ont construite de leurs mains… Peut-être en chantant en se faisant accompagner d’un trouvère… Peut-être même un soir de pleine lune… Diantre… diantre…
– Ajoute à tout cela le pigeon…
– Palsambleu ! Tu veux dire que…
– LJJ nous a piqué notre scénario !
MA et FRA se sont approchées subrepticement à pas feutrés.
– Mais non, il n’a rien piqué du tout ! s’exclame MA.
FRA opine du chef.
– Je ne crois pas aux coïncidences, rétorque GE, c’est pourquoi j’ai demandé à JE de faire intervenir son commissaire.
– Je ne pense pas que ce soit un bon plan, susurre FRA.
– Parce que ? demande GE interloqué.
– Attendez ! m’exclamé-je à mon tour, vous ne voulez tout de même pas dire que… que… !
– Quoi ! s’exclame à son tour GE (il n’y a pas de raison qu’il ne s’exclame pas lui non plus, ou lui aussi), vous voulez dire que… que… !
Et c’est alors que paraît, accompagné d’un air de fanfare joué par un ensemble de cuivres dissimulé derrière les doubles rideaux… Luc-Jules Jumeau lui-même, en chair et en os et en personne, tout de blanc-costume-cinéaste-à-paillettes revêtu, portant sa drue barbe rasée de loin l’avant-veille pour donner l’impression qu’elle s’est arrêtée de pousser.
Quand même… Il me paraît plus… enveloppé que sur les photos de la presse people qu’on lit dans les salons de coiffure… Je sens qu’il y a une roche sur une anguille, une fois de plus…
***
JiPé X marchait en pensant à la première phrase de son manuscrit « Le vendredi matin, je me rends au marché de G***. ». Aura-t-elle le même succès que « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » ? Dans les deux cas, se disait-il, on attend quelque chose, parce qu’à bien y réfléchir, aucune de ces informations n’a le moindre intérêt… Ou plutôt n’a un quelconque intérêt… Peut-être bien qu’il faudrait ajouter « de bonne heure » après « matin » ? Ce qui donnerait « Le vendredi matin, de bonne heure, je me… »
Il ne put retenir un cri de douleur. Une fois de plus, il venait de heurter un caillou pointu qui émergeait et qu’il n’avait point vu, perdu qu’il était dans ses pensées.
Il s’assit sur un autre caillou, plat, celui-là même où s’était assis Georges Van AA, il y a déjà bien des jours et des jours, tant il est vrai que le temps passe et s’en va…
Seulement, s’il s’était cogné une fois de plus, cela ne voulait pas dire qu’allait se reproduire ce qui s’était produit bien des jours auparavant, comme il venait de se le dire juste un peu plus haut.
Les miracles n’existent pas dans la vraie et grande Histoire, pensait-il…
Peut-être dans les histoires petites ?
Il délaça très lentement sa chaussure… l’ôta… entreprit de tirer toujours très lentement sur la chaussette… très lentement, parce qu’il ne faut pas forcer le cours des choses et laisser au temps le temps qu’il lui faut pour prendre son temps…
– Si vous êtes en panne, je sais vous aider une fois ! dit un homme à bretelles qui le regardait de tout son haut.
(pas à suivre)