1 – Problématique de l’échec
Voici ce qu’annonçaient Marx et Engels dans la dernière page du Manifeste : « C’est vers l’Allemagne que se tourne principalement l’attention des communistes parce qu’elle se trouve à la veille d’une révolution bourgeoise, parce qu’elle accomplira cette révolution dans les conditions les plus avancées de la civilisation européenne et avec un prolétariat infiniment plus développé que l’Angleterre au 17ème siècle et la France au 18ème siècle, et que par conséquent la révolution bourgeoise allemande ne saurait être que le prélude immédiat d’une révolution prolétarienne (souligné par moi). »
C’est un exemple, parmi d’autres, d’un pronostic erroné qui tient à des paramètres considérés comme objectifs, d’ordre scientifique, parce qu’ils seraient les constituants d’un objet de nature scientifique. Marx applique la philosophie matérialiste à l’histoire humaine, et crée le concept de matérialisme historique.
Seulement, tout ce qui plus tard a été tenté et est encore tenté dans le monde pour réaliser le projet communiste sur les bases de cette lecture de l’histoire s’est soldé et se solde par un fiasco.
Ça ne marche pas.
Alors, où est la faille ?
Toucher à l’analyse à ceci de délicat que Marx est une statue du Commandeur. Il fut le premier à présenter de manière aussi exhaustive une lecture de l’Histoire qui soit en même temps l’outil de conquête de la liberté de l’homme.
L’attente de cette découverte était à la hauteur de l’immensité du projet et l’investissement de ceux qui étaient préoccupés par la problématique du commun a été tel que la charge affective qui, aujourd’hui encore, s’y trouve associée est considérable.
La révolution qu’apporta Marx fut en effet de faire du réel concret, matériel, tel qu’il est vécu par les hommes concrets et réels, le moteur de ce qu’ils se disent dans leur tête, de leurs opinions et de leurs idées.
C’est l’exact contraire de ce qu’on pensait généralement jusque-là et dont Hegel (1770-1831) que Marx étudia et apprécia (pour le principe de la dialectique) fut le théoricien le plus remarquable.
Seulement, si les conditions d’emploi et de travail, si le mode d’économie d’une société constituent un réel bien concret, si ce réel peut s’expliquer par des lois que tout le monde reconnaît (l’offre et la demande, la concurrence, le marché…), la psyché des individus n’est pas un réel du même ordre, et le rapport entre ces deux réels ne peut pas être analysé aussi précisément qu’une relation mécanique ou chimique.
Dans une lettre adressée au journaliste russe Annenkov en 1846, Marx écrivait : « (…) Encore moins M. Proudhon a-t-il compris que les hommes, qui produisent les relations sociales conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les idées, les catégories, c’est-à-dire les expressions abstraites idéelles de ces mêmes relations sociales. Ainsi les catégories sont aussi peu éternelles que les relations qu’elles expriment. Elles sont les produits historiques et transitoires. Pour M. Proudhon, tout au contraire, la cause primitive, ce sont les abstractions, les catégories. Selon lui, ce sont elles et non pas les hommes qui produisent l’histoire. » (Lettres sur le Capital)
Là se trouve peut-être l’entrée de la faille.
Non quant à la critique de la manière hégélienne (supposée) de penser de Proudhon, mais relativement à l’affirmation que la production matérielle (infrastructure) suffit à expliquer la production d’idées (superstructure) et dans son corollaire, à savoir que pour changer l’une il suffit de changer l’autre.
Si l’existence d’une relation entre les deux n’est pas discutable, si les conditions matérielles dans lesquelles nous vivons ont un rapport avec notre pensée et la conscience que nous avons de l’existence, l’échec des expériences tentées confirme que la relation de causalité n’est pas adéquate : il n’est pas vrai que telle situation dans tel mode de production suffise à expliquer tel mode de pensée et de conscience.
Il existe d’autres paramètres qui touchent à l’originalité de l’histoire des individus, à ce qui les singularise et les différencie du groupe, notamment dans leur manière d’aborder, de poser et de résoudre les problèmes.
Marx, par exemple.
2 – Pourquoi Marx ?
Pourquoi Marx qui n’était pas issu de la classe ouvrière (son père était avocat) et qui n’exerça pas le métier d’ouvrier (il soutint une thèse de philosophie puis, n’ayant pas obtenu de chaire d’enseignement, devint journaliste avant de se consacrer à son travail de recherche) pourquoi se préoccupa-t-il autant du sort de la classe ouvrière ? Est-ce seulement parce qu’il avait découvert qu’elle était le levier de libération de l’homme ? Ou bien fut-il soumis à des affects qui le conduisirent dans cette voie ?
Pourquoi fut-il le seul de ses sept frères et sœurs à s’intéresser à cette question ?
Pourquoi fut-il le seul de sa génération à construire une telle articulation entre la philosophie et le réel, à procéder à une telle synthèse des théories qui se voulaient, elles aussi, libératrices ?
Pourquoi ne se contenta-t-il pas d’expliquer le monde mais voulut- il le transformer alors qu’ils étaient des milliers issus comme lui de la petite bourgeoisie allemande à faire, comme lui, des études, à ne pas être satisfaits, comme lui, du monde dans lequel ils vivaient ?
Pourquoi lui et lui seul ?
3- Epicure
Le choix de la thèse qu’il soutint en 1841 (Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure) peut être un début de piste.
Qu’est-ce qui poussa le jeune Marx à s’intéresser à un sujet dont le rapport avec la réalité de la société allemande du milieu du 19ème siècle peut sembler si lointain ?
Si je réponds que ce choix dénote un intérêt pour la philosophie matérialiste dont ces deux philosophes grecs sont les fondateurs (Démocrite – 5ème siècle avant notre ère – qui influencera Epicure, est le créateur de la notion d’atome), je n’aurai pas résolu la question puisqu’il me faudra en effet encore expliquer pourquoi c’est cette philosophie qui l’intéresse et pas une autre.
J’aurai au moins dépassé le stade du simple constat pour atteindre un début de problématique : ce qui caractérise cette philosophie n’est pas de l’ordre de la spéculation intellectuelle pure et gratuite mais détermine un rapport d’engagement avec la réalité que l’on veut changer. La démarche d’Epicure, exposée par le poète latin Lucrèce dans le poème De Rerum Natura (De la Nature des Choses), se présente comme un combat pour libérer les hommes de ce qui apparaît alors pour lui l’aliénation majeure, à savoir la religion qui se nourrit de la peur de la mort et qui la nourrit à son tour :
« Alors qu’aux yeux de tous, l’humanité traînait sur terre une vie abjecte, écrasée sous le poids d’une religion dont le visage, se montrant du haut des régions célestes, menaçait les mortels de son aspect horrible, le premier, un Grec [Epicure], un homme, osa lever ses yeux mortels contre elle, et contre elle se dresser. Loin de l’arrêter, les fables divines, la foudre, les grondements menaçants du ciel ne firent qu’exciter davantage l’ardeur de son courage, et son désir de forcer le premier les portes étroitement closes de la nature. Aussi l’effort vigoureux de son esprit a fini par triompher ; il s’est avancé loin au-delà des barrières enflammées de notre univers ; de l’esprit et de la pensée il a parcouru le tout immense pour en revenir victorieux nous enseigner ce qui peut naître, ce qui ne le peut, enfin les lois qui délimitent le pouvoir de chaque chose suivant des bornes inébranlables. Ainsi, la religion est à son tour renversée et foulée aux pieds, et nous, la victoire nous élève jusqu’au ciel. » (Livre premier – vers 62-79 – Les Belles Lettres – 1978)
Une des étapes à franchir – la définition de la nature de l’âme, de l’esprit et de leur rapport avec le corps – présentait pour le philosophe grec un enjeu d’importance analogue à celui de l’entreprise de Marx : il s’agit en effet pour l’un et pour l’autre d’opérer ni plus ni moins une révolution au sens strict, c’est-à-dire un retournement de la manière de penser.
« En premier lieu, je dis que l’esprit ou la pensée, comme on l’appelle souvent, dans lequel résident le conseil et le gouvernement de la vie, est partie de l’homme non moins que la main, le pied, et les yeux sont parties de l’ensemble de l’être vivant. (…) La substance de l’esprit et de l’âme est matérielle (…) elle ne saurait être extraite du corps entier sans que tout l’ensemble se désagrège. Tant leurs principes leur assurent dans la vie une destinée commune » (id. Livre troisième – vers 94-97, 161, 329-332).
L’analyse proposée par Epicure est donc à proprement parler révolutionnaire puisqu’elle démontre qu’à l’inverse de ce que l’on croyait alors, l’âme et l’esprit sont de même nature que le corps et que ces trois éléments sont indissociables. Manière de penser révolutionnaire pour l’époque et encore aujourd’hui puisque malgré l’importance des connaissances scientifiques acquises depuis plus de deux mille ans, des millions d’êtres humains croient toujours à une dichotomie entre le corps et l’esprit (sans parler de l’âme prétendument immortelle), donc à une différence de nature entre eux.
Seulement, quand j’aurai constaté que ce qui rapproche Marx d’Epicure est le désir de combattre une aliénation en retournant la manière d’expliquer le réel, j’aurai sans aucun doute fait un second pas de plus en direction de ce que je cherche à comprendre, mais, et en me plaçant du point de vue marxiste lui-même, je n’aurai pas découvert ce qui explique cette convergence puisque, pour m’en tenir à Marx, l’examen des infrastructures socioéconomiques de l’Allemagne du milieu du 19ème siècle n’est pas éclairant : même si je dis que la nouveauté du contenu du Manifeste et du Capital ne peut trouver son explication que dans ce moment historique, j’aurai seulement enfoncé une porte ouverte et je ne saurai toujours pas pourquoi, dans ce moment historique précis, c’est le dénommé Karl Marx qui est l’inventeur de cette nouveauté ; et si je dis encore qu’il n’est pas important que ce soit lui ou un autre, mais que la seule chose qui compte est la théorie et non son auteur, non seulement je tourne le dos à la philosophie matérialiste puisque je nie la réalité matérielle propre de celui qui l’a élaborée mais, en retrouvant Epicure, je m’enferme dans une impasse : il n’y a en effet aucune comparaison possible entre la réalité socio-économique de la société athénienne où vécut le philosophe grec (4ème/3ème siècles avant J.C.) et celle de la Prusse du milieu du 19ème siècle où naquit Marx.
Et pourtant leur démarche révolutionnaire dans le combat contre les causes des aliénations humaines telles qu’elles se manifestaient dans chacune des deux époques est analogue.
La recherche des causes de leur affinité doit donc porter sur ce qui dépasse les contingences de ces réalités historiques : pourquoi deux hommes aussi éloignés dans le temps et vivant dans des sociétés aussi peu comparables, conçoivent-ils l’un et l’autre la philosophie non plus comme le moyen d’expliquer le monde, mais de le transformer ? Pourquoi sont-ils l’un et l’autre des révolutionnaires ?
Interrogé sur ce point dans son Abécédaire, notamment en ce qui concerne la filiation entre les démarches de Spinoza (1632-1677), Nietzsche (1844-1900) et Foucault (1926-1984), Gilles Deleuze (1925-1995), constatant avec une perplexité amusée que le paramètre socioéconomique ne permet pas une réponse satisfaisante, dit explicitement qu’il y a là quelque chose de « mystérieux ». Son sourire signifie à l’évidence que l’explication fournie jusqu’ici et directement héritée de Marx ne suffit plus.
L’Abécédaire a été réalisé à la fin des années quatre-vingts, au moment où s’écroulaient les systèmes des pays de l’est et où le temps de la remise à plat de certaines questions commençait à peine.
4 -Balzac
Au début du 19ème siècle, Balzac observe lui aussi l’essor de la machine capitaliste. Epouvanté par ce qu’il constate et pressent, il choisit la fiction pour décrire l’émergence du système qui institue l’argent comme critère de réussite et qui, la fin justifiant les moyens, n’hésite pas à broyer les individus. Il en a lui-même fait l’expérience. Veut-il la révolution ? Non. Il préconise au contraire le retour à l’ancien régime qui, de son point de vue, proposait de vraies valeurs.
Maintenant, jouons à imaginer Balzac proposant une stratégie politique et écrivant un manifeste pour inciter les victimes du nouveau système à revenir avant 1789 et expliquant par quels moyens, forcément violents, il est possible d’y parvenir : les manuels officiels de littérature en proposeraient une autre image et nous ne lirions pas ses romans avec le même œil.
A l’inverse, imaginons Marx écrivant un Capital vidé de toute la dimension politique contenue dans le Manifeste, donc se contentant d’expliquer sans tirer les conclusions révolutionnaires de ce qu’il découvre.
Inimaginable ? Plus qu’inimaginable, absurde, puisque Le Capital a été publié après le Manifeste qui se termine par l’appel à la révolution et que j’ai cité plus haut.
L’analyse de fond du Capital vient donc soutenir un projet politique qui lui préexiste.
Marx fit rejeter par la Ligue des Communistes la devise « Tous les hommes sont frères ! » de la Ligue des Justes à laquelle elle succéda pour faire adopter « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » et confia alors qu’il y avait sur la terre beaucoup d’hommes dont il n’avait pas envie d’être le frère. J’y reviendrai.
Ce qui, dans son discours, doit unir les prolétaires, ce ne sont pas des relations du type de celles qu’on imagine entre des frères, fondées sur des affects, mais un intérêt objectivement commun dont il faut les convaincre de la réalité en leur expliquant que l’histoire a un sens qui se construit dans la résolution des contradictions (autrement dit, une dialectique) non pas des idées (comme le soutenait Hegel) mais des forces sociales qu’engendre le modèle économique.
Au moment où il rédige le Manifeste, Marx pense qu’en Europe l’humanité est parvenue au stade ultime de ce processus historique : la contradiction entre la bourgeoisie (classe exploiteuse) et le prolétariat (classe exploitée) va atteindre son point critique, violemment exploser dans une lutte qui se terminera par la victoire du prolétariat, donc à terme par la disparition de l’une et de l’autre et l’établissement d’une société nouvelle sans classes (résolution de la contradiction).
Balzac et Marx, vivant à la même époque dans le même type de système économique et l’observant l’un et l’autre d’un point de vue critique, en tirent des conclusions diamétralement opposées.
La démarche du romancier nostalgique est d’ordre moral, alors que celle du philosophe, sous-tendue par la volonté d’agir sur le réel, se veut scientifique : Marx situe le système dont il entreprend l’analyse dans un processus historique qui n’est en soi ni bon ni mauvais, pas plus que n’est bonne ou mauvaise l’attraction terrestre ; savoir ce qui est bon et mauvais dans l’action politique visant à le changer revient à savoir ce qui est en accord ou en contradiction avec le processus historique ; ainsi, ce n’est pas la chute de la pomme sur la tête du dormeur qui est mauvaise, mais sa décision de s’étendre sous les branches du pommier chargées de fruits… sauf peut-être s’il se nomme Newton et qu’il ne se contente pas d’observer la chute de la pomme mais se demande pourquoi la lune ne tombe pas..
Donc, ce n’est pas parce qu’elle est mauvaise qu’une action échoue mais c’est son échec qui révèle qu’elle était mauvaise, et cela je ne peux le savoir qu’après coup, à moins de disposer d’une méthode qui me permette à l’avance de savoir qu’elle va échouer parce qu’elle est contraire aux lois qui régissent le système : Proudhon, Fourier, Lassalle et bien d’autres ont soutenu des théories et proposé des solutions politiques dont le fondement était jugé erroné par Marx, parce qu’il était opposé au sens de l’histoire, par conséquent à la révolution prolétarienne.
Cependant, si fondée soit-elle, l’analyse théorique ne met pas à l’abri des réajustements rendus nécessaires par l’évolution des sociétés, ce que reconnaissent Marx et Engels dans les préfaces des diverses publications du Manifeste, notamment à propos de la Russie.
« Le Manifeste communiste avait pour tâche de proclamer la disparition inéluctable et prochaine de la société bourgeoise moderne. Mais en Russie, à côté de la spéculation capitaliste qui se développe fiévreusement et de la propriété foncière bourgeoise qui ne fait que commencer à se développer, plus de la moitié du sol est la propriété commune des paysans. Il s’agit dès lors de savoir si la communauté paysanne russe, cette forme de l’antique propriété commune du sol, bien que déjà fortement minée, passera directement à la forme communiste supérieure de la propriété collective, ou bien si elle doit suivre d’abord le même processus de décomposition qu’elle a subi au cours du développement historique de l’occident.
La seule réponse qu’on puisse faire aujourd’hui à cette question est la suivante : si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que donc toutes deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste. » (Préface rédigée par Marx et Engels en 1882 pour l’édition allemande de 1890)
Lénine fut-il persuadé que la révolution russe était le prélude à une révolution générale inéluctable ? Et l’échec de l’Internationale qu’il fonda en 1919 pour cette révolution qui ne se produisit pas, n’explique-t-il pas en partie le repli soviétique et les dérives meurtrières qui en résultèrent ?
Si séduisant qu’il puisse être, le matérialisme historique tel qu’il fut présenté par Marx et surtout par ses épigones conduit à une simplification voire à un simplisme : ignorant ou voulant ignorer le discours de l’inconscient, l’importance des traumatismes affectifs, des souffrances refoulées et des stratégies qu’elles suscitent chez tous les hommes, Marx et les révolutionnaires communistes n’ont pas hésité à compléter le théorème « les rapports de production expliquent l’histoire des sociétés » par le postulat plus ou moins implicite ils expliquent aussi l’histoire des individus.