Parmi les gisants – Robert Harvey

Le sous-titre/discours Penser le cimetière vient compléter le titre/récit Parmi les gisants.

Nous partons de « L’impasse de Lilac Street à East Oakland en Californie » -premiers mots de l’Introduction – pour y revenir à la fin du livre « La petite impasse paisible où j’ai passé les dix-sept premières années de ma vie… »

Une boucle, donc, un retour qui invite à repartir. Un voyage sans fin dans le monde physique des cimetières (des USA au Japon en passant par l’Europe,) et celui de la pensée qui inclut les « tombeaux poétiques » (poèmes écrits pour un mort).

L’objet du récit et du discours indissolublement liés et mêlés : la mort.

Le rapport d’importance entre le titre et le sous-titre signifie qu’il ne s’agit pas d’un texte philosophique à proprement parler, pas d’une théorie, pas d’un essai, mais d’une déambulation, d’une promenade écrite à la première personne qui implique le corps et l’esprit dans toute leur étendue d’activité.

L’essentiel du récit/discours, tel que je l’ai compris et ressenti, est le rapport, apaisé, construit dans et par ce voyage auquel nous invite l’auteur, avec sa mort.  

La mort des cimetières – celle de l’autre – est notamment, et c’est pour moi la dimension la plus émouvante du livre, celle des sans-noms, des massacrés jetés dans des fosses ou dans la mer, qui, peut-être plus, ou autrement, que ceux – célèbres ou non – dont les noms sont inscrits sur la pierre tombale, sont présentés comme nos frères de cœur, de protestation, de révolte et de colère, sans doute parce qu’ils témoignent de ce que peut produire de pire l’humanité quand elle oublie la fraternité.

La promenade à laquelle nous sommes invités est lente, elle s’arrête souvent pour regarder et admirer les arbres, les fleurs, pour prendre le temps d’écouter la poésie des hommes.

Le livre – je l’ai lu d’une traite avec quelques pauses de mémoire et d’émotion dans les cimetières où je suis allé avec mon épouse, particulièrement le vieux cimetière juif de Berlin – est donc le livre de la vie qui contient la mort.

Aucune tristesse dans le discours. Dans le récit, l’évocation discrète de la peine éprouvée lors de la mort de personnes proches.

La question implicitement posée au lecteur par ce récit/discours est celle de la problématique qu’il va construire pour lui-même.

Celle qui est proposée n’a rien de didactique, elle est celle d’une harmonie, à laquelle la fréquentation du « cimetière premier » de l’enfance est sans doute pour quelque chose, sinon pour beaucoup – ce que semblerait confirmer le retour final.

Reste cette autre question posée par le dernier mot du livre.

Ce dernier mot concerne le fossoyeur du cimetière près duquel jouait l’enfant, qui « se distinguait par son grand cœur et son placard bordélique bourré d’objets hétéroclites ».

Juste avant le rappel du discours de « ce simple fossoyeur » [ « Les mort, c’est comme nous, les vivants : on doit les traiter avec le même respect qu’on leur accordait vivants »] « grand cœur et placard bordélique » constituent un attelage, disons burlesque, que vient conforter le dernier mot, à première vue surprenant, inattendu pour conclure ce voyage dans l’univers du cimetière et de la mort ; ce dernier mot « foutraque », est attelé, lui, à « foutoir » : « Ce simple fossoyeur foutoir, et, surtout, foutraque ».

Ce serait une insulte à l’auteur que de ne pas voir dans ces attelages et ce jeu avec les mots une référence au discours du livre dont j’ai déjà précisé qu’il était indissociable du récit. N’est-ce pas, cher Robert qui me pardonnerez cette familiarité qu’autorise votre intervention, déjà ancienne, dans ce blog ?

Terminer sur ce mot n’est ni un hasard, ni une panne informatique d’écriture ni un manque de place éditoriale.

« Foutraque » ( = « fou, extravagant » avec une connotation gentille) et les attelages bizarres censés concerner le fossoyeur, pourraient bien être une adresse souriante de l’auteur à sa propre entreprise, une auto-douce-ironie qui lui rappellerait, au cas où il « s’y croirait », qu’il ne faut tout de même pas qu’il s’imagine…

Cette dernière phrase fait écho, dans sa tonalité, à celle qui clôt l’introduction : « Il est donc temps que je livre le résidu direct de ces pérégrinations parmi les gisants. Ces pages en présentent donc le précipité. Ceci aura été un recueil de mes recueillements – recueillements dépourvus de regrets »

Elle dit à sa façon qui est l’homme et quelle est son éthique.

Une bonne rencontre.

* Robert Harvey est professeur émérite de l’université de Stony Brook et ancien directeur de programme au Collège international de philosophie. Spécialiste de Marguerite Duras, dont il a coédité les œuvres dans la « Bibliothèque de la Pléiade » chez Gallimard, il est l’auteur de nombreux livres tant en français qu’en anglais.

[Quatrième de couverture du livre publié au PUF (Presses Universitaires de France)]

3 commentaires sur « Parmi les gisants – Robert Harvey »

  1. Comme le disait Hélène, votre commentaire—et surtout votre lecture si attentive—m’ont ému. Tant de soin est tout ce que le bâtisseur d’un frêle bateau peut espérer lorsqu’il le lâche pour que d’autres le considèrent. —Robert

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    1. Merci à vous deux. La métaphore marine de Robert me donne envie de m’atteler – là, je suis plutôt dans le labourage – à l’article que je cogite sur « Le bateau ivre » de Rimbaud. Je cherche comment étirer le temps.

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