Festival (2) : 12 Angry Men (Douze hommes en colère) – suite et fin.

(cf.article du 20.10.2021)

Le vendredi suivant, Géraldine arrive à 7 h 40 pour que tout soit prêt dès qu’ils seront là. Rien n’est plus irritant que des appareils inertes, surtout quand le public dont une partie vient plus ou moins à reculons est constitué de techniciens mâles, et que la personne qui doit appuyer sur le bouton est une femme.

A 7 h 55, les branchements sont faits, le DVD est dans le tiroir, la langue et les sous-titres sélectionnés,  la première image à l’écran – le palais de justice en contre-plongée – sur « pause ».

Elle descend les stores et allume la rampe lumineuse du tableau.

Elle ne dira rien du film avant la projection. Le discours introductif est souvent  pour le présentateur une tentative de tirer à lui la couverture : je vous ai dit que c’est un film excellent, vous êtes donc priés de m’attribuer une partie du plaisir qu’il vous a procuré. Elle l’a encore vérifié, il y a quelques jours à propos de Johnny Guitar dans un ciné-club de son quartier où elle va quelquefois. Elle pense que la dimension sociale du cinéma est un paramètre de la conception et de la réalisation du film, même s’il n’a pas la même importance que pour le théâtre. On tourne un film pour des spectateurs qui feront la démarche d’aller dans une salle commune et celui qu’on y voit n’est pas tout à fait le même que celui qu’on regarde chez soi. Et puis, les commentaires de ciné-club – elle n’intervient jamais – réservent parfois de bonnes surprises. Ce soir-là, par exemple, après des interventions plutôt monocordes et répétitives, celle, inattendue, d’un spectateur contestant la thèse du féminisme que l’animateur avait présentée comme une évidence indiscutable et jusque-là indiscutée. L’intervention a produit l’effet de la boule bousculant les quilles, d’autant plus que l’intervenant n’avait pas le look « ciné-club » habituel.

A 8 h 00, les onze pénètrent lentement à la queue leu leu dans la pénombre de la salle. Ils ont immédiatement l’œil attiré par l’écran et les onze bonjours sont plus ou moins articulés. Elle y répond par un bonjour global en allant fermer la porte que le dernier a laissée ouverte. Elle éteint dès qu’ils sont installés et lance la projection après avoir seulement précisé qu’il s’agit de la version originale sous-titrée. Le film dure quatre-vingt dix minutes et elle a besoin de la demi-heure restante pour commencer la discussion. Elle s’est assise au fond de la salle pour pouvoir observer les réactions. A la densité du silence qui ne faiblit pas, elle sait qu’elle a gagné la première manche.

A la fin, elle appuie sur pause pour conserver la dernière image : le jour se lève sur la ville où la vie ordinaire continue comme elle aurait continué si les douze hommes avaient voté guilty.

Les stores repliés, elle prend sa place derrière le bureau professoral.

– Je vous propose un tour de table pour ce qui pourrait être un verdict de jurés- spectateurs. – Elle devine quelques sourires – Est-ce que l’un de vous s’y oppose ? – Répondent quelques rires – Non ? Il y a donc unanimité. Si vous êtes toujours d’accord, nous suivrons la liste alphabétique. Bien. Monsieur Aranda, vous avez l’avantage ou la malchance d’être le premier…

Elle s’y attend, mais la réaction gamine du groupe la surprend quand même. Curieux, ce besoin irrépressible de se rendre intéressant sur le dos d’un autre, en l’occurrence un ajusteur qui ne se manifeste apparemment pas beaucoup à l’usine. Seuls, André et deux autres se tiennent à l’écart de cet enfantillage

Tous reconnaissent que le film les a intéressés, avec des nuances plus ou moins marquées.

Par exemple,  Robert Fayol, le premier réticent à la proposition du film, lui aussi ajusteur, dit que l’histoire est quand même invraisemblable : comment est-il possible que des policiers et un avocat, donc des professionnels, n’aient pas découvert les failles que douze jurés trouvent en quelques heures ?  

A côté de lui, Hervé Lemoine, fraiseur, le second réticent qui attendait des recettes de grammaire et d’orthographe, dit qu’il est d’accord et ajoute « C’est quand même un peu gros ! ».

Paul Miallon, voisin de table d’André – lui est affecté à la maintenance mécanique –  dit son désaccord avec ses deux collègues : il demande si une erreur judiciaire n’est pas obligatoirement invraisemblable à partir du moment où elle est révélée. Ils ne réagissent pas.

André, que son nom, Vallet, fait intervenir le dernier, insiste sur les préjugés sociaux représentés par le juré 10 qui estime que le jeune, issu de ce milieu, le sous-prolétariat précise-t-il, ne peut être que coupable. Et aussi par le juré 3 qui a besoin de croire et d’affirmer que tous les adolescents sont des dégénérés qui n’ont plus de respect pour leur père.

Géraldine observe que si Robert et Hervé sont plutôt hostiles à Paul et à André, les sept autres semblent flottants. Le marais. Sans doute le reflet de la situation dans l’entreprise. Des antagonismes peut-être syndicaux. Le « sous-prolétariat » évoqué par André indique une dimension politique.

Elle leur demande s’ils ont repéré un thème qu’ils voudraient discuter après le débat sur le film. Ils se regardent.  

– La peine de mort, propose André.

Robert réagit aussitôt avec un haussement d’épaules.

– Elle est supprimée depuis quarante ans, je ne vois pas l’intérêt ! Surtout que dans le monde – il échange un regard amusé avec Hervé –  c’est la Chine qui exécute le plus !

Hervé opine gravement.

– Pourquoi tu ramènes la Chine ? demande Paul.

– C’est un pays communiste, non ? Et tous les pays communistes pratiquent la peine de mort.

– L’intérêt d’en parler, continue André, c’est que certains veulent la rétablir, ici, en France.

Nouveau mouvement d’épaules.

Géraldine lève la main.

– Je reviendrai sur l’échange que vous venez d’avoir dans le cadre du travail oral. Je parle du procédé, pas du fond. Pour le moment, si vous êtes d’accord, je mets la proposition de monsieur Vallet aux voix. – S’il n’y a aucun signe d’enthousiasme, personne ne proteste –  Bien. Qui est contre ?

Robert et Hervé sont les seuls à lever la main. Deux ou trois autres hésitent, regardent du côté d’André et Paul, et ne font rien.

– Nous n’avons pas besoin d’unanimité puisqu’il ne s’agit pas d’autoriser une exécution capitale, mais simplement d’un débat entre nous, conclut allègrement Géraldine qui remarque qu’André et Paul ne sont pas dupes de l’artifice de l’argument. Je vous demande donc pour la semaine prochaine de réfléchir à deux choses : d’abord, quel est selon vous l’argument décisif qui justifierait le rétablissement de la peine de mort ; ensuite, êtes-vous d’accord pour accepter de changer votre point de vue, si le point de vue adverse apporte la preuve irréfutable que le vôtre, pour ou contre, est erroné ? Ce débat nous occupera une partie de la deuxième heure après un échange sur le film. La première heure – elle adresse un regard appuyé à Robert et Hervé – sera réservée à l’orthographe et à la grammaire.

                                                            *

Trois mois plus tard, quelques jours avant les vacances de Noël, Géraldine Vidal intervient dans une réunion à laquelle participent Marcel Mestrier, un responsable académique de la formation continue, un membre du comité d’entreprise et un spécialiste de pédagogie intéressé par cette expérience de formation continue des adultes. L’objet de la réunion est le bilan de la session.

La dernière séance a eu lieu dix jours plus tôt.

Géraldine a expliqué comment les réticences du début se sont peu à peu estompées et comment le film a été le support d’un travail oral intéressant. La lecture de la pièce a aussi donné de bons résultats. Avec leur accord, elle les a enregistrés.

Elle termine son exposé par le débat sur la peine de mort.

– J’ai vérifié une fois de plus combien ce problème échappe à la rationalité. Cinq sur les onze étaient pour son rétablissement et, parmi eux, deux qui n’étaient pas d’accord pour en discuter. Leur position s’explique par des motivations qui n’ont rien à voir avec l’argument de dissuasion qu’ils mettent principalement en avant et qui a été facilement démonté. Ils l’ont plus ou moins reconnu,  mais ils n’ont pas changé d’avis, contrairement à l’engagement pris. Il n’y a donc pas eu de huitième juré et les positions à la fin étaient les mêmes qu’au début.

– Vous ne tourniez pas un film, fait remarquer celui que Géraldine appelle le pédagogiste, un quadragénaire en costume sombre à fines rayures claires et épaisses montures de lunettes. Et puis, vous le savez, n’est-ce pas, il n’est pas facile de reconnaître en public qu’on s’est trompé et qu’on change d’avis.

Géraldine décide d’ignorer.

– Ils ont bien compris pourquoi les jurés 3 et 10 tiennent à ce que le jeune homme passe sur la chaise électrique, mais…

– Je n’ai pas la même connaissance du film que vous, l’interrompt le responsable académique. Vous pourriez préciser ?

Les trois autres acquiescent.

– Le 3 transfère sur le gamin la colère qu’il a contre un fils dont il voulait, dit-il, faire un homme, quitte à se battre avec lui, et avec lequel il n’a plus de relations. Le 10, lui, répète que les gens de ce milieu sont des criminels-nés. Le réalisateur ne nous explique pas les raisons de cette animosité, sans doute parce que c’est un lieu commun. Je disais que si les stagiaires ont repéré le lien entre leur décision de voter guilty et leurs affects, ils l’oublient aussitôt quand il s’agit d’eux-mêmes et du rétablissement de la peine de mort.

– Qu’est-ce qui fait que ces deux jurés décident de changer leur vote ?

– Je ne dirais pas qu’ils décident mais qu’ils y sont contraints par le basculement progressif vers la rationalité de la majorité d’entre eux. C’est en tout cas le parti pris du réalisateur. Les autres, à deux exceptions près, ne sont pas concernés par des affects comparables, et ils émergent peu à peu du piège du miroir aux alouettes tendu par l’accusation pour qui le jeune homme doit être le coupable. Au bout de la nuit, le 3 et le 10 constatent qu’il n’y a plus que leur image dans le miroir. Ils cèdent parce qu’ils n’ont plus rien à opposer au doute légitime, autrement dit rien d’objectif à quoi raccrocher leurs névroses.

– Une thèse très optimiste, pour ne pas dire une utopie, intervient à nouveau et avec un petit rire le pédagogiste.

– Qu’en penses-tu ? lui demande Mestrier attentif aux signes d’énervement de sa collègue.

Elle le remercie d’un battement de cils.

– Hum… Je suppose que c’est par un fatalisme qui n’ose pas dire son nom que vous invoquez l’optimisme et l’utopie qui, entre parenthèses, n’ont pas grand-chose à voir. Plus sérieusement, le débat nous a conduits à chercher la cause du blocage des jurés 3 et 10 dont nous avons reconnu qu’ils pouvaient représenter les partisans de la peine de mort.

– Et, là je suis très sérieux, qu’avez-vous trouvé et comment ?

Plus de petit rire aigrelet mais un ton ironique.

– Oh, rien de très nouveau pour ce qui conditionne la gestion des affections. En revanche…

– Excusez-moi, mais, encore une fois, pourriez-vous préciser ?

Voilà, elle t’a amené là où elle voulait et tu vas en ramasser une, se dit Mestrier.

– Je ne pensais pas utile de développer ce qui est quand même assez bien connu de ceux qui se préoccupent de la philosophie du savoir. Je ne parle pas de pédagogie mais de discours d’enseignement. Il s’agit simplement de la conscience de ce que nous disent nos affections et de ce qu’on en fait. Quand vous m’avez coupée, je voulais ajouter que le débat a ensuite évolué jusqu’aux antagonismes que j’avais repérés entre les participants. En l’occurrence, ils utilisent les vecteurs syndicaux et politiques.  

– Là, on est plutôt dans la psychologie, non ?  

– Cette objection me fait penser à celles des deux participants que j’ai évoquées tout à l’heure et qui rangeaient le cours de français dans une catégorie. On tire les tiroirs orthographe, grammaire, oral et on trouve les réponses. Ça ne marche pas comme ça, en tout cas pour moi – Sans attendre, elle se tourne vers le délégué du comité d’entreprise – Est-ce que vous avez eu des retours ?

Mestrier sourit sous son masque. Il lui a donné la réponse la veille, dans son bureau, quand ils ont dressé le premier bilan.

Le délégué est un moustachu à la mâchoire qui paraît dessinée avec une équerre. Blouson de cuir, pull et jean bleu marine, carré d’épaules et de mains, regard malicieux sous des sourcils aussi épais que la moustache.

– Ce que disent les copains qui ont suivi la formation, commence-t-il, c’est qu’ils ont aimé ce qu’ils ont fait avec vous. Même les râleurs, si vous voyez à qui je fais allusion. Ils proposent au C.E. de renouveler l’opération. J’ajoute que le travail d’acteur leur a plu et il y en a même qui ont envie d’essayer de jouer la pièce. Ben oui, ajoute-t-il avec un haussement d’épaules en voyant l’échange des regards surpris. Pour le moment, c’est juste une idée en l’air, mais il est bien possible qu’elle aboutisse. – Il s’adresse à Géraldine –  Je crois savoir qu’ils vous demanderont de les aider. Si j’ai bien compris, vous avez décidé de boire un pot tous ensemble ?

Géraldine acquiesce.

– Ils m’ont proposé de nous retrouver dans un café.

– Le PMU de la place de la mairie, précise le moustachu.

                                                          ***

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