Littérature 8 : la chanson du Mal-aimé (4)

                                      Voie lactée ô sœur lumineuse

                                  Des blancs ruisseaux de Chanaan

27                             Et des corps blancs des amoureuses

                                 Nageurs mort suivrons-nous d’ahan

                                  Ton cours vers d’autres nébuleuses

   

                                    Regret des yeux de la putain

                                      Et belle comme une panthère

28                                  Amour nos baisers florentins

                                         Avaient une saveur amère

                                          Qui a rebuté nos destins

         

                           Ses regards laissaient une traîne

                                  D’étoiles dans les soirs tremblants

29                             Dans ses yeux nageaient les sirènes

                                   Et nos baisers mordus sanglants

                                Faisaient pleurer nos fées marraines

La reconnexion (27) à l’espace mental purgé de la colère est un retour vers un réel plus sensible. Le regret,  une nouvelle fois évoqué (28), n’est plus celui de l’enfer (9), mais du regard contemplé que l’association putain/ panthère charge d’un érotisme violent (les trois labiales (p,b) et les deux dentales (t) putain/belle/panthère renforcent les représentations) et ambigu (florentins), cause de déception (saveurs amères) et d’échec (rebuté nos destins).

C’est l’évocation d’une facette de la relation.

Le pluriel (Ses regards) (29) en annonce une autre, plus mystique : les trois « ê » (laissaient, traîne) rappellent en écho la ligne mélodique du refrain (« moi qui sais des lais pour les reines ») et la construction en rejet (Détoiles) ouvre un espace aussi vaste et fragile que l’écho (voie lactée ô sœur lumineuse…) des 13 et 27.

Les trois derniers vers de la strophe sont un écho autre, tenace (sirènes, mordus sanglants, pleurer) de la précédente, signe de ce que fut sans doute l’essentiel de la liaison réelle entre Annie et Apollinaire, fantasmée par celui qu’Annie appelait Kostro (abréviation de son nom de famille Kostrowitsky). Apollinaire (son cinquième prénom qu’il adoptera ensuite comme nom de poète, précédé du premier prénom Guillaume) n’existait pas encore.

                                            Mais en vérité je l’attends

                                     Avec mon cœur avec mon âme

30                                 Et sur le pont des Reviens-t’en

                                      Si jamais revient cette femme

                                         Je lui dirai je suis content

Mais introduit une opposition entre ce réel et sa reconstruction. L’épopée laisse la place à un avenir de rêve pur (cœur, âme) apaisé des passions (content), auquel la métaphore du pont semble conférer une éventualité incertaine (Si jamais…). Ce que confirme par de nouvelles dimensions épiques la transition vers l’épisode des Sept Épées.

                                      Mon cœur et ma tête se vident

                                       Tout le ciel s’écoule par eux

31                                 O mes tonneaux des Danaïdes

                                   Comment faire pour être heureux

                                    Comme un petit enfant candide

                                        Je ne veux jamais l’oublier

                                     Ma colombe ma blanche rade

32                                        O marguerite exfoliée

                                      Mon île au loin ma Désirade

                                            Ma rose mon giroflier

Seuil de la folie pour l’homme (31) que tente (vainement) d’éloigner une démarche d’enfant (32) : la référence mythologique (Les cinquante filles de Danaos avaient tué leurs cousins/époux et elles avaient été condamnées à remplir éternellement un tonneau percé)  est l’invocation pathétique  de celui dont la souffrance (le « ô » et la métaphore sont de supplice) fait qu’il s’échappe à lui-même (v.1, 2).

L’enfant répond avec le « je veux ! » enfantin de la baguette magique  naïve et inopérante : «  ne jamais oublier » n’est pas synonyme de « se souvenir toujours »  et les métaphores de deux sous (ma colombe, ma rose) sont redimensionnées par l’exotisme (nous sommes en 1903) et le masculin (giroflier) qui contribuent à éloigner réellement, à rendre inaccessible celle qui est déjà partie : Mon île au loin ma Désirade renvoie à la femme qui s’éloigne (12) et dont le jeu des pétales enlevés (O marguerite exfoliée) un peu, beaucoup… rappelle qu’elle n’aime pas du tout.

Les sept strophes (33 > 39) qui précèdent les épées rapprochent encore de la perte de soi sous le coup de boutoir de forces malignes dans des cérémonies noires comme l’esprit égaré dans un deuil impossible.

                                        Les satyres et les pyraustes

                                        Les égypans les feux follets

33                                Et les destins damnés ou faustes

                                   La corde au cou comme à Calais

                                    Sur ma douleur quel holocauste

       

                             Douleur qui doubles les destins

                                        La licorne et le capricorne

34                               Mon âme et mon corps incertain

                                  Te fuient ô bûcher divin qu’ornent

                                      Des astres des fleurs du matin

      

                           Malheur dieu pâle aux yeux d’ivoire

                                      Tes prêtres fous t’ont-ils paré

35                                     Tes victimes en robe noire

                                         Ont-elles vraiment pleuré

                                Malheur dieu qu’il ne faut pas croire

         

                             Et toi qui me suis en rampant

                                Dieu de mes dieux morts en automne

36                                 Tu mesures combien d’empans

                                    J’ai droit que la terre me donne

                                  O mon ombre ô mon vieux serpent

         

                             Au soleil parce que tu l’aimes

                                    Je t’ai menée souviens-t’en bien

37                                 Ténébreuse épouse que j’aime

                                         Tu es à moi en n’étant rien

                                O mon ombre en deuil de moi-même

    

                                  L’hiver est mort tout enneigé

                                     On a brûlé les ruches blanches

38                                  Dans les jardins et les vergers

                                Les oiseaux chantent sur les branches

                                     Le printemps clair l’avril léger

  

                                   Mort d’immortels argyraspides

                                    La neige aux boucliers d’argent

39                                  Fuit les dendrophores livides

                                Du printemps cher aux pauvres gens

                                    Qui resourient les yeux humides

Le bestiaire (33) (satyres / pyraustes / égypans / feux follets) enrichi  d’avatars (les destins) n’a d’unité que son étrangeté ambivalente (damnés ou faustes = favorables) et il ne faut pas chercher une autre signification à l’évocation des bourgeois de Calais (les personnages réels ou la sculpture de Rodin ?) que celle d’une échappée délirante ponctuée par le cri de celui dont la tête entière est en feu (v.5)

Les dédoublements (34) de la douleur personnifiée – (toi) qui doubles les destins – , des figures fantastiques (licorne et capricorne), de l’être qui perd sa matérialité (corps incertain), tous sacrifiés dans une cérémonie qui semble de purification (ô bûcher divin) psychédélique avant l’heure (astres /fleurs du matin), témoignent d’une sorte de schizophrénie.

Les 35, 36, 37 marquent un degré supplémentaire de déstabilisation mentale : à ce qui semble une messe noire (35) succèdent (36, 37) les formes obsessionnelles du clivage (toi qui me suis en rampant / O mon ombre / O mon ombre en deuil de moi-même) : la disparue (ténébreuse) est la moitié pathologique (Tu es à moi en n’étant rien) de l’homme éperdu (en deuil de moi-même) et malheureux jouet de la femme depuis l’Eden (Et toi qui me suis en rampant / ô mon vieux serpent).

A ces images rouges et noires succèdent les deux vignettes blanches et lumineuses (38,39) de la fin de l’hiver et d’un début de printemps déjà invoqué (J’ai hiverné dans mon passé / Revienne le soleil de Pâques – 10).

La mort est désormais celle de la mort (l’hiver est mort tout enneigé /mort d’immortels argyraspides – deux mots grecs : boucliers d’argent) du dernier froid de la neige qui fond (On a brûlé les ruches blanches / La neige aux boucliers d’argent / Fuit ). «  Les prêtres  fous » (35) des hallucinations sont désormais des porteurs d’arbres symboliques (les dendrophores livides)  de cérémonies païennes annonçant la vie qui recommence doucement pour les plus éprouvés : ce n’est plus le clivage violent du soleil et de l’ombre (37), mais les nuances d’harmonie de pastel (clair / léger). Si la nature vit d’emblée le renouveau (les oiseaux chantent sur les branches) il faut du temps aux déshérités (pauvres gens qui resourient les yeux humides), miroir du malheur de l’hiver mental.

Pour autant, le passage de l’ombre à la lumière du printemps n’est pas facile parce qu’il ravive les souvenirs érotiques de la relation amoureuse finie.

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