Dans le film Ridicule de Patrice Leconte, l’abbé de Vilecourt (un mot-valise contenant vile cour, vil courtisan), prononce devant le roi Louis XV et la Cour un discours censé démontrer l’existence de Dieu. « Bravo, Vilecourt, c’est lumineux ! » le félicite le roi. L’abbé déclare alors : « Ce n’est rien, j’ai démontré ce soir l’existence de Dieu. Mais… je pourrais tout aussi bien démontrer le contraire…quand il plaira à sa majesté ! Ah, ah, ah ! ». Si cette parole entraîne sa disgrâce immédiate, c’est parce qu’elle n’est pas conforme à son statut : Vilecourt n’est pas le bouffon qui peut dire au roi tout (et son contraire) jusqu’au seuil qu’il ne doit pas franchir du « sérieux », mais un prêtre. Et le prêtre ne peut pas faire de l’existence de Dieu un simple jeu rhétorique qui remet ainsi en cause la légitimité du souverain : roi « par la grâce de Dieu », il est le seul à disposer du langage/pouvoir.
Aujourd’hui, 25 mai, commence « le Ségur de la santé » : une concertation (300 participants en téléconférence) qui doit déboucher sur la refonte du système médical et hospitalier, promise par le président, dont la crise sanitaire a montré l’ampleur des carences.
Le cœur du problème, qui ne peut pas être et ne sera pas abordé, est celui de la pertinence de l’existence du secteur privé dans le domaine de la santé – comme, du reste, dans celui de l’enseignement.
La logique de l’entreprise privée est la rentabilité et le profit. C’est-à-dire l’exact contraire de la mission du service public de santé dont la gestion technocratique, financière, (via les Agences régionales de Santé) réunit contre elle l’unanimité des personnels soignants. C’est cette existence du secteur privé qui explique le maintien (relativement encadré) dans le cadre de l’hôpital de consultations et d’actes médicaux privés (avec dépassements d’honoraires, parfois considérables) dont l’objectif est de « fixer » les médecins qui gagneraient nettement plus dans le privé.
Le médecin, généraliste ou spécialiste, à plus forte raison le chef de service, le « patron », ont la maîtrise d’un langage dont ne disposent pas les autres personnels : le langage du corps dont nous percevons les signes (symptôme, grec sumptôma : accident, malheur) sans pouvoir les interpréter.
Le médecin a appris non seulement à les identifier mais aussi à les nommer. Et dans une langue dont une charte relativement récente (2006) lui enjoint de donner au malade hospitalisé une traduction pour une information « accessible et loyale » (principe n°3). Ce qui veut dire, que jusque-là… Oui, depuis Molière, au moins, nous savons ce qu’il en était.
Cette maîtrise confère historiquement au médecin un pouvoir qui tient de l’absolu dans la mesure où ce qui tombe de sa bouche a une incidence considérable sur la vie du « patient » (« celui qui supporte, qui souffre ») réduit par son ignorance et sa peur instrumentalisées par l’institution, au statut de « sujet/passif ».
L’infection par le coronavirus n’étant curable par aucun traitement – le vedettariat recherché par certains révèle surtout des problèmes d’ego – et le diagnostic étant relativement simple à établir, la pandémie a dépossédé depuis des mois le médecin du langage/pouvoir – Internet et les médias expliquent très bien ce qu’est le coronavirus, les défenses immunitaires etc.
Elle a mis ainsi au premier plan les « petites mains », celles qui n’ont pas la maîtrise de ce type de langage, celles qui sont fêtées tous les soirs à 20 h 00, celles dont l’insuffisance des salaires est maintenant bien connue et pour lesquelles le gouvernement a proposé de décerner… des médailles et des primes.
La revalorisation des salaires des personnels, les créations de postes et la remise en cause des principes capitalistes de la gestion hospitalière, en particulier la « tarification à l’activité », permettront/permettraient une amélioration du système, mais pas le changement attendu.
Le changement concerne le langage/pouvoir et ce qui le rend possible.
Le rapport patient/médecin généraliste a considérablement évolué, notamment depuis la création des cabinets médicaux pluridisciplinaires, et la charte évoquée a donné au patient hospitalisé la possibilité de participer aux choix thérapeutiques. Qu’en est-il, concrètement, dans le réel de l’hospitalisation ?
Le dialogue du médecin et du patient en tant que sujets égaux implique que, simultanément, le médecin renonce au langage/pouvoir et que le patient puisse disposer d’un savoir qui lui permette d’évacuer ses peurs.
Une double démarche d’autant plus ardue que l’un (langage/pouvoir) et l’autre (peurs) sont corrélatifs et qu’ils ne sont pas absents des motivations du choix des études médicales.
Franchissant les frontières et hors de portée des pouvoirs, le coronavirus sera peut-être un catalyseur.