Sophocle – Œdipe Roi – 19

Rappel : les réponses de Jocaste convainquent Œdipe qu’il est celui qui a tué Laïos : « Ah ! désormais, c’est évident (…) »… oui, pour lui, c’est évident, pour les spectateurs aussi, évidemment, mais pas encore pour Jocaste, parce que Sophocle a d’abord besoin d’un témoignage humain… donc : « (…) mais qui vous a raconté ça*, femme ? » (754,755) [* le fait que Laïos était accompagné de quatre personnes et qu’il était sur un char à quatre roues]

« Un serviteur, le seul qui soit revenu sain et sauf » répond Jocaste qui, et toujours à la demande d’Œdipe, précise qu’il n’est plus au palais : « Dès qu’il fut de retour et qu’il te vit détenant le pouvoir et Laïos mort », il a supplié d’être renvoyé à la campagne (« le plus loin possible de la ville » – 760 -> 762)

A ce moment-là, il paraît qu’on aurait surpris dans les gradins cet échange à la fois bref et vif :

 « N’importe quoi ! Comment Œdipe aurait pu arriver à Thèbes, résoudre l’énigme de la Sphinge et être investi du pouvoir avant l’arrivée du serviteur échappé du massacre ? / Ben, c’est tout simple ! Il n’est pas fier d’avoir fui et il a la trouille de rentrer. / Mais non ! C’est tout le contraire ! Comme il va prétendre qu’ils ont été attaqués par une troupe de brigands, il n’a aucune raison de traîner, au contraire ! Alors, il devrait arriver bien avant Œdipe, échevelé, livide, à bout de souffle, et annoncer la mort du roi ! C’est bien du n’importe quoi ! / Eh ! Oh ! Vous, là ! Œdipe, vous avez vu qui c’est le bonhomme ? Il en tue quatre à lui tout seul ! Alors, c’est  pas le genre à lambiner, plutôt le genre à courir ! Et puis, sur la route, quelqu’un lui a sûrement dit qu’à Thèbes, il y a un monstre qui pose des devinettes, et les devinettes, Œdipe, il aime ça, parce que – l’index tapote légèrement la tête – il y en a là-dedans ! »  

Il paraît aussi qu’un spectateur fort âgé, barbu et souriant, se serait alors retourné pour leur rappeler gentiment qu’il s’agissait d’un conte, et un « chut » général aurait redirigé l’attention vers la scène où Œdipe demande si on peut faire revenir au plus vite le serviteur rescapé du massacre.

Et à Jocaste qui cherche à comprendre, il raconte que son père ên = était*[et non pas « est » comme traduit Budé] Polybe, de Corinthe, et sa mère Mérope. * Etait, oui, jusqu’à ce moment où il est en train de réaliser que l’homme qu’il a tué est Laïos, mais surtout, il y a ceci qu’il révèle pour la première fois : à Corinthe, un homme qui avait trop bu « au cours du vin » (on le buvait, mélangé d’eau, à la fin du repas, après avoir mangé) l’a appelé « enfant substitué », une manière de dire qu’il n’était pas le fils de Polybe et Mérope. Très perturbé, il est allé les questionner, ils ont protesté contre ces propos, mais ça n’a pas suffi à le convaincre et il a décidé d’aller consulter Apollon à Delphes.

« Phoibos (= le brillant, un des qualificatifs d’Apollon) m’a renvoyé m’ayant méprisé pour ce pour quoi j’étais venu (= il a refusé de me répondre), mais il a prédit au misérable que j’étais que je m’unirais à ma mère, que je ferais voir aux hommes une descendance intolérable et que je serais le meurtrier du père qui m’avait engendré. » (788 -> 794) D’où sa décision de ne pas retourner à Corinthe, sa rencontre des cinq hommes au carrefour des deux routes etc.

S’il a bien conscience du caractère dramatique de sa situation  [ « Je souille dans mes mains l’épouse de l’homme, mains par lesquelles je l’ai tué. Ne suis-je pas mauvais de nature ? Ne suis-je pas tout entier impur ? (…) Est-ce que cela ne vient pas d’un dieu cruel, pourrait-on penser et dire à juste titre à propos de cet homme [moi] ? »], il ne parvient pas encore à se décider à établir le lien entre « père » et Laïos, « mère » et Jocaste : même s’il sait que ce n’est plus vrai, son père était encore Polybe et sa mère Mérope.

Donc, Apollon ne lui a pas répondu – il a traité la question par le mépris – et il faut vraiment imaginer une divinité cruelle pour concevoir un tel scénario…

Est-ce qu’on est seulement dans un conte ?

Le spectateur fort âgé et barbu qui a entendu, balance la tête, mais comme je le vois de dos et qu’il ne se retourne pas, je ne peux que deviner l’esquisse de son sourire tandis qu’il tend un doigt en direction du Coryphée qui déclare alors :  « Cela nous effraie, puissant Œdipe, mais tant que tu n’as pas obtenu de renseignement du témoin, garde espoir ».

(à suivre)

Une autre spécialité bretonne.

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