Sophocle – Œdipe Roi – 17

Rappel : Œdipe vient de dire à Jocaste que, dans le cadre d’un complot politique (on sait qu’il s’agit d’un délire), Créon l’accuse du meurtre de Laïos et qu’il a envoyé le devin, son complice, pour l’en informer. (cf. article 16)

Jocaste commence alors le discours équivoque – dans le sens où va être sollicitée la pensée du spectateur, comme on va le voir dans cette première phrase dont les traducteurs ne tendent pas exactement compte, une fois de plus.

« Eh bien, libère-toi des choses dont tu parles, prête-moi attention, et sache que pour toi* un mortel ne possède en rien l’art de la divination. » (707->709)

* le vers 708 se termine par soi, pronom de la seconde personne du singulier sous la forme (un datif, pour ceux qui connaissent) qui se traduit par « pour toi ».  Les trois traducteurs évacuent le pronom et donnent donc à l’affirmation une portée générale. Budé, par exemple : « Tu verras que jamais créature humaine ne posséda rien de l’art de prédire ».

Si, au bout du compte, on aboutit au même sens, les traducteurs ne respectent pas la démarche de Sophocle qui consiste à inviter le spectateur à sortir du conte pour formuler lui-même la conclusion (= ce que je dis pour Œdipe de la vanité de l’oracle, vous pourrez par vous-mêmes en faire une vérité générale) et ils semblent oublier que mettre en cause directement la fonction oraculaire n’est pas sans risques, même par la bouche d’un personnage, d’autant qu’il est associé au pouvoir (cf. Précédemment : Créon  : « Tu gouvernes partageant le pouvoir également avec elle ? » Œdipe : « Tout ce qu’elle désire, elle l’obtient de moi » 579,580).

En quoi le discours est-il équivoque, et en quoi cette équivocité incite-t-elle à penser ?

La réalité du récit que connaît le spectateur tend à prouver le contraire de ce que vient d’affirmer Jocaste puisque, dans le conte, en effet, Œdipe tue son père comme l’avait prédit l’oracle – tel qu’il est rapporté, il ne fait pas mention de la relation avec la mère.

Voici la preuve que Jocaste apporte à ce qu’elle vient de dire : « En effet, un oracle arriva jadis à Laïos, je ne dirai pas de Phoibos (autre nom d’Apollon) lui-même, mais de ses serviteurs, à savoir que son sort serait de mourir de la main d’un fils qui naîtrait de moi et de lui. Or, ce qu’on dit, c’est que ce sont des bandits étrangers qui l’ont tué au carrefour de deux chemins. » (711 -> 716)

Le réel des oracles, dont celui d’Apollon à Delphes, les Athéniens le connaissent très bien – je l’ai rappelé dans les premiers articles : une prêtresse débite un discours incompréhensible que traduisent des prêtres.

L’indice que sème Sophocle est cette restriction « je ne dirai pas de Phoibos lui-même, mais de ses serviteurs » qui ne peut qu’être un déclencheur de la pensée, puisque, dans le réel de la vie des Grecs, l’oracle ne peut être connu que par les serviteurs (prêtres) d’Apollon = si donc l’oracle est faux en tant qu’il a été interprété par les prêtres, comme tout oracle ne peut être qu’interprété par des prêtres… :  telle est la réflexion sollicitée qui découle de cette première partie du discours… dont l’équivoque est développée dans la suite de la narration : « L’enfant étant né, trois jours n’étaient pas passés, Laïos ayant attaché ensemble les articulations de ses pieds, l’abandonna à des mains étrangères [pour qu’il soit déposé] dans une montagne inaccessibleLà aussi, Apollon ne put faire qu’il devienne le meurtrier de son père*, ni que Laïos, c’était la chose effrayante qu’il redoutait, meure de la main de son fils*. » (717 ->722)

Equivoque développée dans le « jeu » sollicité de la pensée entre le conte et le réel : Jocaste affirme prouver l’impuissance d’Apollon – ce qui est évidemment inacceptable dans le réel – mais c’est pour ce qui concerne Laïos, c’est dans le cadre d’un conte, et dans un moment du scénario où ce qu’elle croit être sa force est, dans la réalité de ce que sait le public, sa faiblesse.

Mais voilà : le public sait qu’Œdipe n’a effectivement pas tué son père, comme le prédisait Apollon et que Laïos n’a effectivement pas été tué par son fils. Tuant pour se défendre, Œdipe ne sait pas que l’homme qui l’a agressé est son père, et Laïos ne sait pas qu’il est tué par son fils. Alors si ni l’un ni l’autre ne sait ce qui constitue l’essentiel de l’oracle, que vaut l’oracle ?

* Sophocle prend soin de préciser les deux subjectivités pour dire : si Œdipe, parce qu’il est vivant, va être confronté à un réel ignoré qu’il va découvrir, Laïos, puisqu’il est mort, ne peut pas le connaître : alors, un oracle valable à moitié ?

Voici la fin du discours de Jocaste qui enfonce le clou de l’équivoque : « Voilà ce que les paroles prophétiques déclarèrent, mais dont tu ne dois te préoccuper en rien ; car ce dont le dieu recherche la nécessité (= ce qui doit arriver), il le manifestera lui-même facilement*. » (723,724)

*Ce qui renvoie au problème de la manifestation divine par l’oracle et souligne encore l’équivocité = un ensemble de signes à décrypter.

La réaction d’Œdipe sera l’exact contraire de ce qu’elle recherchait.

(à suivre)

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