Sophocle – Œdipe Roi – 2

J’essaie de prendre un peu de distance. C’est quand même une histoire de fou. Nous avons un homme qui ne demande rien à personne… hm… là, il faudra préciser… qui découvre… parce que c’est lui qui mène l’enquête… qu’il est l’assassin de son père et qu’il est l’époux de sa mère avec laquelle il a fabriqué quatre enfants. Une histoire qui, s’il s’agissait d’un fait divers, ne serait même pas passible du tribunal puisqu’il a tué en état de légitime défense (« Le vieillard guette l’instant où je passe près de son char et me frappe en pleine tête de son double fouet » 807 ->809) et qu’il se croit l’enfant d’un autre couple.

Il s’agit d’une histoire imaginée. Mais d’où vient-elle ? Elle est évoquée dans l’Odyssée, écrite il y a à peu près deux mille huit cents ans. Donc bien avant Freud. Oui, parce que Sophocle fait répondre à Jocaste, la mère-épouse d’Œdipe qui vient de lui confier « Comment ne dois-je pas craindre le lit de ma mère ? » (976) : « Ne crains pas le mariage avec ta mère. Bien des hommes se sont unis en rêve à leur mère. Mais celui pour qui cela n’a pas d’importance supporte plus facilement la vie. » (980->983)

Nous sommes bien d’accord, il n’est pas inutile d’insister, ce n’est pas un fait-divers, c’est un scénario de théâtre inspiré d’un mythe, et c’est l’auteur qui décide de ce qu’il fait dire ou pas dire, faire ou ne pas faire, à ses personnages.

Ceux (Jean-Pierre Vernant, René Girard) qui refusent d’accorder l’importance que donnera Freud à cette remarque ou qui (Deleuze et Guattari) rejettent le triangle papa-maman-enfant, proposent des explications orphelines de cette réplique de la mère-épouse. Elle n’est pas anodine, c’est le moins que je puisse dire, et il faut bien en faire quelque chose.

« La vision de Freud est une vision erronée parce que c’est une vision psychologisante. » explique Jean-Pierre Vernant à Catherine Unger (cf. leur dialogue sur Internet). Seulement, la remarque de Sophocle n’a rien de la « psychologie du personnage » en ce sens qu’elle fait état d’un donné humain. Un fantasme, une pulsion, peu importe. La limite freudienne, c’est qu’à aucun moment, dans la pièce, il n’est question du meurtre du père en relation avec le lit de la mère. A aucun moment Œdipe n’est celui qui a désiré le pouvoir. Ni même souhaité épouser Jocaste. Il résout l’énigme de la Sphinx, ou Sphinge, libère ainsi la cité de Thèbes qui lui confie le pouvoir et la reine qui est veuve.

Oui, d’accord, mais ce Sphinx-Sphinge, qu’est-ce qu’on en fait ? Et l’énigme dont la réponse est « l’homme » ? Oui, c’est un élément important du mythe, il reste à le déchiffrer, mais chaque chose  en son temps.

L’explication par le bouc-émissaire (Girard, Vernant) se heurte au fait que ce n’est pas la cité de Thèbes qui prononce l’exclusion d’Œdipe en tant que parricide et incestueux, mais, tout au début de la pièce, Œdipe lui-même. « J’ordonne que tous le chassent de leurs maison en tant que souillure de notre cité »  (236 …)

Et puis, un bouc-émissaire de quoi exactement, étant donné qu’il s’agit bien d’un crime ? Quant à soutenir, comme le fait René Girard, qu’Œdipe n’a pas tué son père et qu’il n’a pas couché avec sa mère… Là, on entre dans la métaphore au carré, et il n’y a rien dans le texte qui suggère une telle lecture.

Et en quoi, comme le dit Vernant, ce scénario est-il « une expression du drame de la condition humaine » ? (…) Qu’est-ce que c’est que l’action humaine ? Qu’est-ce que c’est qu’être coupable ? Qu’est-ce que c’est qu’être responsable ? Tous ces problèmes sont derrière. Moi, j’ai vu ça en même temps comme une façon de montrer comment celui qui est au plus haut, le roi presque divin, être tout d’un coup simplement l’autre face de celui qui est tout à fait en bas, une souillure épouvantable, un bouc-émissaire, un chassé. L’homme là-dedans, point d’interrogation. Il donne lieu à toute sorte d’enquête. C’est une enquête policière qui n’est pas terminée. »

Autrement dit, et dans le cadre de la pièce de théâtre, rien du récit ne serait vrai, mais le crime et l’inceste seraient des inventions pour chasser Œdipe du pouvoir… Mais alors pourquoi en faire celui qui mène l’enquête ? Et Jocaste, là-dedans ? Serait-elle une facette du bouc-émissaire (mais de quoi ?) ou alors ferait-elle partie du complot ? Mais elle se pend…

Vernant insiste par ailleurs sur la symbolique des pieds ; Laïos signifie boiteux, Œdipe (=pieds enflés) a eus les pieds abîmés par les trous qu’a percés son père pour y passer la lanière au moyen de laquelle le berger devra l’exposer dans la forêt du Cythéron… Oui, mais à aucun moment Sophocle ne fait allusion à cette « généalogie du pied », de la boiterie familiale.

Ce n’est apparemment pas ce qui l’intéresse.

Œdipe a envoyé son beau-frère Créon à Delphes pour que le dieu lui explique ce qu’il faut faire pour éloigner le fléau qui frappe Thèbes. L’oracle, explique Créon, dit que la souillure est le meurtre non élucidé de Laïos et qu’il faut donc délivrer la ville en bannissant les coupables (100,101).

Sophocle a décidé de laisser entendre les coupables (100), ce qu’il confirme par un pluriel explicite (107).

Ce pluriel est important en ce sens qu’il n’y a pas des coupables de la mort de Laïos, mais un coupable, que les spectateurs le savent et qu’ils savent que le dieu sait qu’il n’y en a qu’un. Et pourtant, Sophocle décide de mettre le pluriel dans la bouche de l’oracle.

Un peu plus loin, Créon raconte qu’un de ceux qui accompagnait Laïos au moment de l’altercation s’est enfui et qu’il a raconté que c’étaient des brigands (en grec, le nom sans article prend une valeur indéfinie, ce qui est le cas ici) qui étaient les meurtriers du roi (122). C’est un mensonge qu’il a imaginé pour se protéger, les spectateurs le savent aussi. Sophocle fait dire alors à Œdipe « Comment le brigand (avec l’article) en viendrait-il à ce degré d’audace si l’affaire n’avait été montée ici et pour de l’argent ? » (124-125)

L’étrange « jeu » singulier/pluriel est à mon sens un des signes de ce qui constitue la problématique construite par Sophocle.

(à suivre)

2 commentaires sur « Sophocle – Œdipe Roi – 2 »

Laisser un commentaire