Je commence par ces deux questions :
– en quoi nous concerne cette tragédie écrite il y a deux mille cinq cents ans ?
– qu’est-ce qui nous incite à revoir une œuvre (au théâtre, au cinéma), ou à la relire ?
La première question touche à la croyance religieuse – le système qui régissait les cités grecques était théocratique – donc à la liberté. « Si Dieu le veut », au sens strict, renvoie à la transcendance qui enferme dans un déterminisme inaccessible, jusqu’à la négation même de la liberté : si tout est déjà écrit par un dieu, ou, dans le cadre d’un fatalisme d’une autre nature, par des conditionnements, je ne peux rien choisir ni décider et je n’ai que l’illusion de ma responsabilité (dans le sens : apporter une réponse). Tout aussi illusoire est la croyance au libre-arbitre (« Je peux tout ce que je veux ») qui nie tout déterminisme.
Les contemporains de Sophocle, dont les Athéniens, croyaient à l’existence de divinités multiples qui leur servaient à expliquer ce qu’ils ne pouvaient ou ne voulaient pas comprendre par la raison. Si l’on préfère, leur manière de raisonner leur commandait de croire.
Pour l’essentiel et à quelques nuances près, c’est toujours vrai aujourd’hui. On continue de croire en une puissance divine (cf. entre autres : « Que ta volonté soit faite ! » – « God bless America ! » – « God save the king ! »)
Les Grecs consultaient donc des oracles (moyens par lesquels s’exprimaient les divinités), comme on consulte aujourd’hui des astrologues, des cartomanciens, des mediums, des voyants, ou des horoscopes. « Qu’est-ce qui va m’arriver ? », telle était et telle est la question.
L’oracle le plus important était celui du dieu Apollon. Il était situé à Delphes où officiait la Pythie censée recevoir la réponse divine à la question posée par l’homme ou la cité venus consulter le dieu. La tradition dit qu’elle était assise sur un trépied, au bord d’une faille rocheuse d’où sortaient des exhalaisons et qu’elle était en transes. La réponse du dieu qu’elle exprimait de manière incompréhensible était traduite par des prêtres qui l’assistaient.
Laïos, le roi de Thèbes, va consulter l’oracle de Delphes et la Pythie lui révèle le message du dieu : s’il a un fils, ce fils le tuera et épousera sa mère.
Laïos n’est pas un roi historique. Il s’agit donc d’un conte-récit qui, comme tous les contes, utilise le cadre d’un réel : celui de l’oracle de Delphes que les Grecs peuvent venir consulter et dont ils connaissent la nécessaire ambiguïté des réponses. Par exemple : le roi Crésus – un roi réel – demande s’il peut attaquer victorieusement les Perses. L’oracle lui répond que s’il franchit la rivière qui sert de frontière, un grand royaume sera détruit. Il comprend qu’il va être vainqueur, franchit la rivière, et… perd la guerre : le royaume détruit était donc le sien.
Or, ce qui est annoncé à Laïos est sans la moindre ambiguïté et va se réaliser. C’est donc vrai, mais dans le cadre du conte. Autrement dit, l’histoire d’Œdipe est l’équivalent culturel d’un oracle religieux, avec la différence qu’il n’y a pas de Pythie ni de prêtres pour l’interpréter. Le spectateur devra tenter lui-même l’explication d’une histoire dont il sait qu’elle ne s’est pas réellement passée.
C’est en cela que la tragédie nous concerne aujourd’hui, comme n’importe quel conte-récit qui, sous l’écume des choses et des mots, sous les apparences des événements, dans ce qui nous est plus ou moins imposé dont nous avons plus ou moins conscience et que nous appelons aujourd’hui l’inconscient individuel et collectif, révèle un réel complexe qui nous pose la question de notre liberté et de notre responsabilité.
La seconde question est celle de l’insondable, ou si l’on préfère, du non-fini qui caractérise ce que nous appelons « œuvre d’art ». Revoir, relire le récit, c’est toujours interroger le discours dont il est le support.
Les Grecs qui assistèrent à la représentation de la tragédie Œdipe Roi connaissaient le récit que Sophocle n’avait pas créé : Œdipe tuait son père sans savoir qu’il était son père, puis épousait sa mère Jocaste sans savoir qu’elle était sa mère, ils avaient ensemble quatre enfants (Antigone, Ismène, Etéocle et Polynice), puis, une fois la vérité connue, lui se crevait les yeux (c’est une invention de Sophocle – chez Homère, Œdipe continue de régner) et elle se pendait.
Qu’est-ce qui allait mobiliser l’attention les spectateurs qui s’installaient sur les gradins ? Pas l’histoire qu’ils connaissaient – il n’y a donc aucun suspense – mais la manière dont Sophocle allait la raconter, autrement dit, qu’ils en aient ou non conscience, le discours qu’il proposait.
Un des problèmes que soulève notamment cette tragédie est de savoir si, à l’époque où elle fut jouée, pouvait se poser dans la tête des spectateurs le questionnement de sa cause.
Autrement dit, dans le cadre du système théocratique pour lequel le non-religieux n’existe pas, est-ce que pouvait émerger cette réflexion critique : si Laïos ne se rend pas à Delphes pour interroger le dieu, il n’y a plus d’histoire ?
Autrement dit encore, et compte tenu du fait que Delphes est un réel de la vie grecque, est-ce que cette histoire pouvait être comprise comme une métaphore ?
Autrement dit encore une dernière fois, dans quelle mesure Sophocle dit ou ne dit pas : oubliez le réel de Delphes que j’utilise comme un moyen théâtral, oubliez le conte-récit que vous connaissez et soyez seulement attentif à mon discours ?
La réponse pourrait bien être aussi une réponse à la première des deux questions que je pose au début.
(à suivre)