Misère d’une philosophie.

Je parle d’une certaine philosophie – pas de la philosophie – celle que pratique François-Xavier Bellamy, tête de liste de Les Républicains pour les élections européennes, et qui le conduit à affirmer : « Reconnaître l’Etat palestinien aujourd’hui, ce serait donner raison au Hamas ».

Elle est de la même veine que celle de Bertrand Vergely dont je n’avais jamais entendu parler avant qu’un voisin, bien intentionné, ne me donne à lire une de ses productions. 

J’explique.

L’un et l’autre,  issus de l’école privée – catholique pour le premier,  orthodoxe pour le second – sont des professeurs agrégés de philosophie – diplôme du niveau le plus élevé, décerné par l’Education nationale – et auteurs d’essais philosophiques.

Je commence par le second.

L’événement évoqué s’est déroulé il y a un peu plus de dix ans, lors du débat national qui allait aboutir à la loi dite du « mariage pour tous » (expression parfaitement inadéquate, mais c’est une autre question).

En ce temps-là, nous habitions un petit immeuble à Bourg-en-Bresse, la préfecture de l’Ain renommée comme l’on sait pour ses poulets. Le couple voisin de notre appartement était catholique, conservateur, nous n’étions ni l’un ni l’autre, et ils le savaient.  Nous gérions bénévolement la copropriété, j’étais le syndic, lui s’occupait de la trésorerie avec la précision et la rigueur apprises à l’école d’ingénieur des Arts et Métiers ; il aimait les huîtres, le champagne, le whisky, et, ce qui témoignait d’une distanciation, l’humour ; elle, était experte au bridge, lui, pas trop, nous, pas du tout, ce qui ne nous empêchait pas de jouer ensemble de temps en temps. Nous avions donc de bonnes relations de voisinage que nous maintenions dans cet espace de distanciation.

Un jour, coup de sonnette. J’ouvre. C’est lui. Il tient à la main une feuille dont il m’explique qu’elle est une pétition contre le mariage pour tous. Qu’il ait pu croire que nous étions hostiles à ce projet de loi témoignait d’une forme d’esprit « simple » pour ce genre de problème – je le dis sans ironie. Je traduis « simple » : l’homosexualité étant évidemment contre-nature, le couple marié ne pouvant donc être qu’un homme et une femme,  nous ne pouvions qu’être d’accord pour respecter la nature et rejeter un projet qui ne la respectait pas.  

Quand je lui dis que nous étions favorables à ce projet de loi, il n’émit aucun jugement et me demanda si j’accepterais de lire le texte d’un philosophe qui expliquait pourquoi il fallait s’y opposer. Il revint avec Le Figaro où était publiée l’interview du philosophe Bertrand Vergely. Je lui dis que j’allais la lire et que je lui donnerais mon avis.

Au début de notre rencontre, il m’avait confié avec le sourire qui souligne une nullité prétendue qu’il était hermétique à la philosophie à laquelle il disait ne rien comprendre. J’avais choisi d’écrire ma réponse. Je l’ai retrouvée dans mon ordinateur. Elle est datée du 18/02/2013.

La voici.

« J’ai lu ce qui est plus un discours de militant que de philosophe.

Par exemple : « Les considérations politiques et idéologiques passant avant les intérêts fondamentaux de l’Homme, qu’importe, au fond, si l’enfant devient une marchandise. Ce qui est stupéfiant

Ecrire cela revient à dire que le président, le gouvernement et la majorité des députés sont d’accord pour faire de l’enfant une marchandise, qu’ils sont dépourvus de tout sens moral, bref, des monstres d’inhumanité. C’est un discours de militant violent, un discours dangereux – du même type que celui de l’Inquisition quand elle accusait les hérétiques avant de les brûler vifs –, mais certainement pas un propos de philosophe.

Quant à la philosophie proprement dite :

 « La gauche provoc et totalitaire est celle qui prétend qu’elle va inventer l’Homme. »

Je passe sur « provoc » pour en venir à « totalitaire » et « Homme ».

Totalitaire : est totalitaire le pouvoir (politique, religieux…) qui affirme détenir toutes les réponses sur tous les sujets et oblige tout le monde à les reconnaître comme les seules possibles.

L’ouverture du mariage à l’homosexualité est le contraire du totalitarisme puisqu’il ouvre la définition de cette institution et n’oblige personne à la reconnaître comme la seule possible. Ainsi, quand la loi sera passée, je pourrai défendre l’opinion que le mariage est un sacrement qui concerne un homme et une femme, et personne ne me mettra en prison pour cela. En revanche, le totalitarisme dira : le mariage est réservé aux seuls hétérosexuels et c’est une vérité qui doit s’imposer à tous, en particulier à ceux qui pensent autrement.

L’Homme (avec une majuscule, ce qu’on appelle un concept). D’un point de vue philosophique, l’Homme, tel qu’il est utilisé dans la phrase, renvoie à des valeurs (non précisées dans l’interview) mais considérées comme absolument vraies. Or, la conception que nous avons aujourd’hui de l’Homme n’est pas celle qu’avaient ceux qui (dans l’antiquité et jusqu’au XIXème siècle) niaient à certains la qualité humaine et en faisaient des esclaves. Eux aussi parlaient de l’Homme.

 « La complémentarité entre un père et une mère est un facteur d’harmonie et de stabilité pour l’enfant. » C’est une affirmation péremptoire qui fait l’impasse sur l’analyse du masculin et du féminin, et que vient fortement nuancer la réalité de la DASS, de la maltraitance, des tribunaux pour enfants etc.

 « Je pense qu’il est gravissime de faire croire que l’impossible peut devenir possible. Deux hommes, deux femmes ne peuvent pas faire un enfant. (…) Nous connaissons la science-fiction, prémisse de l’humanité-fiction (…) Tout cela sue la mort et la folie. »

Ce type de raisonnement est un syllogisme et se décline en trois parties : la majeure, la mineure (qui constituent les deux prémisses), et la conclusion.

Ex : Tous les hommes sont mortels (majeure), or je suis un homme (mineure), donc je suis mortel (conclusion).

Raisonnement qui n’a de rigueur qu’en apparence.

Ainsi : Tout ce qui est rare est cher (majeure), or une Audi à 1 euro [il possédait une voiture de cette marque ] est rare (mineure), donc elle est chère (conclusion).

Dans ce raisonnement (qu’aucun philosophe digne de ce nom n’utilise plus), tout dépend de la valeur de la majeure (incontestable dans le premier exemple), fausse dans le second puisque la rareté n’est pas réductible au commerce (un trèfle à quatre feuilles par exemple).

Première phrase (majeure) : « Il est gravissime de faire croire que l’impossible peut devenir possible. » On a envie de dire, mais oui, c’est évident ! Par définition, l’impossible ne peut évidemment pas être possible !

Deuxième phrase (mineure) : (Or) « Deux hommes, deux femmes ne peuvent pas faire un enfant » C’est toujours aussi évident.

Conclusion : Donc « Nous connaissons la science-fiction… Tout cela sue la mort et la folie. »

Que vaut ce raisonnement ?

Première phrase  (majeure): présenté comme un absolu, l’impossible est en réalité analogue à la rareté de l’exemple de l’Audi à 1 euro. Avant Copernic et Galilée il était impossible que la terre ne soit pas le centre de l’univers. Avant Armstrong, il était impossible d’aller sur la Lune (sauf avec Jules Verne et Hergé). Avant le professeur Barnard, il était impossible de greffer un cœur etc. On peut multiplier à l’infini le nombre des impossibles qui sont devenus des possibles.

Autrement dit l’impossible n’est pas un absolu, mais il est un relatif, comme la rareté.

Deuxième phrase (mineure) : s’il décrit une réalité indiscutable, notre militant « oublie » de préciser qu’un homme et une femme peuvent être dans l’incapacité de faire un enfant. Ce qui signifie d’une part, que l’impossibilité de procréer n’a pas de sens absolu, que cet impossible est devenu possible par la fécondation assistée et que personne ne remet plus en cause aujourd’hui le traitement de la stérilité.

Conclusion : je passe sur « science-fiction » (Lune, Mars, les greffes…). En revanche je trouve assez inquiétant « Tout cela sue la mort et la folie ». Il y a dans cette phrase une violence, une brutalité que l’on trouve dans les réquisitoires des procès des systèmes totalitaires.

 « L’hétérosexualité est une donnée de la vie et pas simplement une manière de vivre la sexualité. Ce qui n’est pas le cas de l’homosexualité, qui si elle est une manière d’exister, n’est pas une donnée fondamentale de la vie. »

Si « l’homosexualité n’est pas une donnée fondamentale de la vie » elle est quoi ? Et que sont les homosexuels s’ils ne sont pas fondamentalement dans la vie ? C’est le même type de discours que tiennent les fondamentalistes iraniens qui pendent les homosexuels et qu’ont tenu les nazis en les mettant dans des camps avec des étoiles roses.

L’homosexualité (qui existe dans les formes de vie animale) est une donnée de la vie au même titre que l’hétérosexualité : on ne choisit pas sa sexualité ; on ne décide pas d’être hétéro ou homo et, que je sache, l’homosexualité est le produit de l’hétérosexualité.  Alors, si l’hétérosexualité est une donnée fondamentale de la vie, comment peut-elle procréer ce qui ne serait pas une donnée fondamentale de la vie ? Tout cela est absurde.

« On le nie en voulant nous faire croire au nom de l’égalité et de la tolérance, que tout est équivalent, et en nous culpabilisant de ne pas l’admettre. »

Que recouvre ce « tout » dans la phrase ? Et qui dit cela ? Le procédé consiste à noyer un problème particulier (l’ouverture du mariage et les questions relatives à l’éducation, la filiation… ) dans une généralité (un tout) présentée comme une absurdité évidente. C’est encore une forme de syllogisme : Rien n’est équivalent à rien, or ils nous disent que tout est équivalent, donc ils refusent de dire que l’homosexualité n’est pas une donnée fondamentale de la vie – et ils nous culpabilisent (thème de la victimisation).

 Le reste est à l’avenant, avec des schématismes « Tous pareils. » (comme le « tout est équivalent »)  Encore une fois, qui dit cela, à part lui ?

Tous différents, oui, et avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.

« Il y aura, d’un côté, le monde malade des apprentis sorciers manipulant la vie et les foules pour créer une humanité modifiée, et d’un autre côté, un monde profondément respectueux des équilibres fondamentaux de la vie. »

Franchement… Je n’ai pas envie de commenter une telle caricature.

«  On ne peut pas tricher avec la vie, sinon celle-ci se venge et nous revient sous forme de mort. Platon, il y a vingt-cinq siècles, Tocqueville, il y a deux siècles nous ont mis en garde. »

C’est un argument (dit d’ « autorité ») qui consiste à citer des noms d’auteurs qui font autorité, et seulement les noms, pour leur faire dire jusqu’au contraire de leur pensée. Par exemple, Platon, dans Le Banquet, décrit les formes diverses d’amour, donc l’homosexualité dont il explique les bienfaits… Il ne nous met en garde contre rien, ce n’est pas son propos. Et B. Vergely qui a lu Platon – combien de ses lecteurs l’ont lu ? – le sait parfaitement.

De ce point de vue, il joue avec ses lecteurs qu’il manipule en tenant un discours partisan sous le couvert de son titre de philosophe. Que peut bien vouloir dire « On ne peut pas tricher avec la vie » ? »

Ils n’ont pas donné de suite à ce commentaire.

J’en viens maintenant à l’affirmation de F-X Bellamy :  « Reconnaître l’Etat palestinien aujourd’hui, ce serait donner raison au Hamas » suppose, pour être justifié, que la question de la reconnaissance ait été posée par l’émergence du Hamas, et,  surtout, c’est le sens de l’actualité de la déclaration, par le massacre du 7 octobre 2023. Si c’était le cas, alors oui, la reconnaissance validerait le Hamas et le massacre. Seulement, tout le monde sait que la question d’un Etat palestinien est antérieure au Hamas qui, de surcroît, n’a pas envie d’un Etat palestinien cohabitant avec celui d’Israël, puisqu’il veut la destruction d’Israël. F-X Bellamy le sait, lui aussi.

Dans les deux cas, il y a deux professeurs de philosophie, auteurs d’ouvrages philosophiques, et il y a leurs discours qui, par les absurdités qu’ils profèrent, sont un déni de la démarche philosophique.

Un non-sens énigmatique qui me pose cette question : qu’est-ce que cette philosophie académique qui permet d’être professeur de philosophie et philosophe dans un compartiment de sa vie – en l’occurrence, dans l’enseignement et l’écriture – et non à plein temps ?

Autrement dit, qu’est-ce que cette philosophie qui n’engage pas l’être et qui s’apparente à la caisse à outils qu’on laisse dans le débarras quand on a fini de bricoler ?

*Ceux que cette problématique intéresse peuvent lire la série d’articles intitulée La cause première, publiée à partir du 21/10/2022

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