Grégory le Floch, professeur de lettres et écrivain, dont L’Obs du 9 janvier a publié une tribune intitulée « Pour certains élèves une partie du programme est indécente voire pornographique », était un des invités de l’émission « Signes des temps » de Marc Weitzmann, sur France Culture, le dimanche 14 janvier 2024.
Il brosse un tableau sombre des conditions de son enseignement, en particulier l’enseignement de la littérature. Il donne cet exemple : « Quand des élèves me disent que madame Bovary est une pute, je ne comprends pas, parce que pour moi c’est le discours du 19ème siècle et je ne suis pas armé pour répondre. »
Il ajoute que, pour ces élèves, Flaubert aurait dû être condamné lors du procès qui lui a été intenté pour atteinte aux bonnes mœurs. (cf. les 20 articles « Gustave Flaubert » publiés dans : le blog-de-jean-pierre.com, à partir du 11/12/202)
Il précise qu’ils sont musulmans et il raconte aussi comment la quasi-totalité d’une classe de filles a refusé la visite du musée d’Orsay au motif qu’il expose des statues de femmes nues.
Il y a deux problèmes :
1 – « le discours du 19ème siècle » et la qualification « pute » du personnage du roman de Flaubert.
2 – « Je ne comprends pas » et « Je ne suis pas armé pour répondre ».
Dans quelle mesure ces problèmes sont plutôt ceux des élèves ou plutôt ceux du professeur ?
1 – Le « discours du 19ème siècle » qui a conduit Flaubert au tribunal (il a été acquitté, avec un blâme) est celui de la classe dominante, la bourgeoisie, pour laquelle la femme est soit l’épouse/mère soit la putain. Cette morale est celle de la religion chrétienne qui régit alors la société depuis des siècles.
Autrement dit, l’appréciation du professeur n’est pas pertinente en ce sens que ces adolescents tiennent le discours, non « du 19ème siècle », mais de la religion. S’agissant de la femme, le discours de l’islam n’est pas essentiellement différent de celui de la religion chrétienne. S’il n’est plus dominant en France, il est encore celui de la partie conservatrice, fondamentaliste de l’église (cf. « La manif pour tous », une partie du clergé – voir les déclarations relatives à la bénédiction des couples homosexuels) et d’une partie importante du pouvoir économique et médiatique (cf. V. Bolloré).
Il s’agit donc de se demander pourquoi ces adolescents ont besoin de recourir à un discours qui fut celui d’une classe dominante, alors qu’eux font plutôt partie des classes dites défavorisées. En d’autres termes, quelles lacunes vient combler le discours religieux ?
2 – Si le professeur « ne comprend pas », c’est donc qu’il fait un copié-collé schématique des formes. Ce qui le conduit à « je ne suis pas armé pour répondre ». En réalité, il est tout à fait armé : à l’affirmation « Emma Bovary est une pute », il peut répondre par cette question « qu’est-ce qu’une pute ? » qui permettrait de montrer, pour commencer, que le terme est inadéquat.
Il n’use pas de cette arme sans doute parce que ses réactions sont dictées par des affects d’une dramaturgie dont il n’a pas conscience et qui le conduit à croire qu’il est dans une tragédie.
C’est du moins ce que semble indiquer la suite de son propos à la fin de l’émission.
« D’où vient, demande-t-il, ce délire d’obsession de la vertu et de la pureté. Mettre les bouchées doubles sur la littérature qui permettra de résoudre je pense certains soucis ».
Pour résoudre ces « certains soucis », il explique : « Dans les cours de français on peut leur enseigner l’interprétation ; l’école de demain ce sera l’école de l’interprétation, c’est-à-dire qu’enseigner c’est donner les capacités pour interpréter. Un texte peut avoir 1 sens, 2 sens, 3 sens. Mais là, c’est extrêmement compliqué à comprendre pour ce genre d’élève. » [référence aux prêches des imams]
Cette définition du « cours de français » par « l’interprétation » rejoint en réalité le discours religieux qui n’est jamais qu’interprétation, comme en témoigne l’existence même du prêche qui vise à donner la bonne interprétation de ce qui doit déterminer un mode de vie.
La littérature n’a rien à voir avec la définition des modes de vie, et dire qu’un texte littéraire peut avoir plusieurs sens l’assimile au texte religieux et fait d’une certaine manière du professeur de littérature l’équivalent du prêtre, de l’imam.
Un écrivain écrit un texte pour un discours. Madame Bovary n’a pas « un deux ou trois sens », pas plus que Les Misérables, et, s’agissant de l’enseignement de la littérature, le discours « l’école va permettre de s’arracher à l’autorité paternelle, il suffit de prendre Manon Lescaut, on demande aux élèves est-ce qu’on est pour ou contre Manon Lescaut [le personnage] est-ce qu’on la condamne, est-ce qu’on la soutient, et les deux interprétations sont possibles, elles vont coexister, et c’est justement cet espace entre le texte et soi-même, cet espace d’interprétation qui va permettre la liberté » relève du non-sens.
Le travail du professeur de français, de littérature, n’est pas d’apprendre à « interpréter », mais à lire. Le chemin du « pour ou contre » tel ou tel personnage, rejoint, s’il ne l’est lui-même, celui de la morale, de la religion qui n’ont rien à faire dans le cours de littérature.
Le « délire d’obsession de la vertu et de la pureté » l’installe un peu plus dans une confusion qui n’est pas seulement celle du drame et de la tragédie : il assure, comme une évidence, que l’étude de Madame Bovary et des tragiques grecs « ça va permettre la catharsis » et, pour preuve du rapport qu’il établit entre cette obsession de la pureté et le feu, il dit que pureté vient du grec « puros », le feu. Seulement, le nom grec qui désigne le feu n’est pas « puros » qui n’existe pas, mais pur (d’où vient pyromane) et pureté vient du latin purus qui n’a aucun rapport avec le feu.
En revanche, il a raison quand il dit qu’il faudrait enseigner le latin et le grec.
Il est symptomatique qu’une telle audience soit donnée au désarroi d’un professeur qui signifie à la fois la misère du discours politique sur l’immigration et celle du discours global d’enseignement.