Le désarroi

J’ai souvent évoqué dans mes articles l’importance de l’implosion soviétique : ce qui a implosé à la fin des années 1980 n’est pas, essentiellement, une contingence politique, un mode de gouvernement, mais, plus qu’une utopie sociale, la possibilité d’autre chose.

Autre chose que quoi ?

Pourquoi et pour quoi ?

1° Autre chose que le rapport à l’objet tel qu’il est défini par le système capitaliste. Jusqu’au début du 20ème siècle, l’humanité a vécu dans une contradiction permanente non résolue : d’un côté le désir de l’objet (selon l’équation : être = avoir + ou, ce qui revient au même, « plus j’ai, moins je meurs ») avec ses stratégies de conquête, de pouvoir et ses violences associées, de l’autre, la conscience de la vanité de la fonction d’immortalité appliquée à l’objet et le prix d’injustices et de malheur à payer.

2° Pourquoi ? Parce que, dans sa confrontation à sa mort, l’être humain n’est pas dupe de la fonction substitutive de l’objet : il sait qu’il ne l’emportera pas dans la tombe.

3° Pour quoi ? La spécificité de sa conscience (biologique et psychique) l’oblige à trouver du sens à son existence, sinon à l’existence en général, parce que le sens – dont sa négation elle-même – est ce qui permet de tenir à distance, de rendre supportable.

Jusqu’à Marx et à la révolution d’Octobre 1917, s’affrontèrent les discours qui nourrissaient les deux éléments de cette contradiction relative à l’objet, dans la justification ou la contestation du capitalisme : des discours de natures politique, idéologique, en particulier religieuse : d’un côté, il n’est pas juste que certains aient alors que d’autres n’ont pas ou pas assez (socialisme/communisme), de l’autre, la possession de l’objet n’est rien, seule compte la préoccupation de l’ « âme » immortelle (Platon, Jésus…) qui vivra éternellement dans les Enfers (mythologie grecque) ou le Paradis (religions chrétienne, musulmane…)

Marx apporta la réponse, décisive, par la découverte d’une loi, et la révolution d’Octobre en fut l’application. Détestée ou adulée, combattue ou soutenue, elle était le signe que la théorie n’était pas une pure spéculation comme toutes celles qui l’avaient précédée, mais la réalisation concrète, réelle, tangible, du rêve vieux comme l’humanité (cf. Platon) d’une harmonie entre les hommes. Tel était le sens d’un événement qui permettait enfin ( !) de tenir à distance la vanité d’un système de transfert d’immortalité : l’homme n’aurait plus besoin de recourir à  la possession de l’objet accumulé parce qu’il allait construire une société pleine du sens dont l’accumulation était le substitut. Autrement dit, commençait l’histoire humaine fondée sur ce qui était conçu comme le commun de l’espèce : l’égalité dans le rapport à l’objet (production et acquisition).

L’implosion a tué ce sens et le capitalisme est apparu tel qu’il est, sans désormais le faire-valoir qu’apportaient les errances et les absurdités de la révolution soviétique : une course à la possession, à l’accumulation de biens matériels et de capitaux, sans autre perspective que la fuite en avant que la réponse religieuse classique était inopérante à contrarier après la mort du paradis de l’au-delà qui répondait à celui de l’ici-bas, nommé depuis la moitié du 18ème siècle « les lendemains qui chantent ».

A cette vanité, s’est récemment ajoutée la mutation climatique qui pose clairement la question de la possibilité de la vie humaine sur la terre et qui contribue encore à la mort du sens.

A quoi bon vivre si l’harmonie rêvée des hommes est un mythe et si le changement climatique rend la vie si aléatoire, voire impossible ?

Cette question touche l’ensemble de l’humanité avec des intensités différentes selon les conditions sociales et les lieux.

Ce qu’on appelle aujourd’hui terrorisme s’est développé depuis la fin des années 80 dans la région syro-irako-afghane (guerres, corruption, ingérences occidentales) d’où elle a essaimé et a nourri l’idéologie de la désespérance – la disparition de tout sens – qui permet de comprendre comment des hommes acceptent de se préparer à mourir en tuant le plus possible.

L’idéologie d’extrême-droite est pour les société « développées » l’équivalent de l’islamisme de désespérance des sociétés pauvres ou en ruine.

Aujourd’hui, la quasi-totalité de l’information est centrée sur les destructions opérées par les hommes (Russie/Ukraine, Israël/Gaza/Palestine, entre autres) et par la « nature » (sécheresse, inondations, canicule).

La dépression est en train de s’étendre en occident (cf. les succès de l’extrême-droite, les attentats), notamment dans l’école chargée de donner les outils susceptibles de construire du sens et dont le discours est obsolète depuis des décennies. De là, les difficultés pour enseigner, les violences des élèves entre eux, contre les professeurs et l’administration, l’indigence des réformes scolaires.

La démesure sidérante du conflit qui oppose actuellement Israël et le Hamas est une expression du chaos au bord duquel nous nous trouvons : plus rien n’a de sens dans ce conflit qui apparaît de plus en plus comme une absurdité existentielle.

Je n’ai pas d’autre réponse que celle du commun objectif qui constitue l’humanité et que j’ai souvent explicitée dans le blog.

C’est une réponse pour un terme lointain.

Dans l’instant, je n’ai rien que  « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels » (Spinoza) à vivre pour nous-mêmes et dans notre rapport avec les autres.  

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