Le paragraphe suivant me fait également balancer entre l’authentique de la littérature (la recréation – ici celle de l’événement présenté comme un fait réel) et l’artifice (une fable).
Voici la première phrase : « À sa place, je ne chercherai pas à analyser ce sentiment de légèreté. » [rappel : «… une sorte de béatitude (rien d’heureux cependant), – allégresse souveraine ? »]
Le problème est posé par le choix du futur chercherai.
Dans le langage habituel, « à la place » est suivi du conditionnel parce qu’il contient le « si » implicite de l’irréel = si j’étais à sa place, je ne chercherais pas (mais je n’y suis pas).
Le futur oblige à comprendre un présent de réalité : = Comme que je suis / étant / me mettant… À sa place, je ne chercherai pas…
Je le disais dans l’article précédent, la littérature permet la recréation qui n’est pas le souvenir pur et simple. Comme le dit Paul Klee de la peinture, « Elle ne reproduit pas le visible, elle rend visible ».
Ce refus de l’analyse du « sentiment de légèreté » est contradictoire avec « Allégresse souveraine ? Rencontre de la mort avec la mort ? » (fin du paragraphe précédent).
Même chose avec ce qui suit : « Il était peut-être tout à coup invincible. Mort – immortel. Peut-être l’extase. Plutôt le sentiment de compassion pour l’humanité souffrante, le bonheur de n’être pas immortel ni éternel. »
Tout repose sur le présent du « Je » (ne chercherai pas) qui écrit. Deux hypothèses : je-moi, aujourd’hui, cinquante ans après, ou, je-moi me plaçant dans l’instant du jeune homme, cinquante ans avant ?
Si le futur est adéquat dans la première hypothèse, il ne l’est pas dans la seconde puisque, dans l’instant de la mort, il n’y a plus de futur, surtout pas celui de la durée de la recherche.
Ce qui suit qui ne peut être que je-moi, cinquante ans après. Les suggestions sont celles d’une analyse qui, parce qu’elle a été rejetée, résonne plus comme du jeu d’énigme que comme des idées ( Mort – immortel (…) pas immortel ni éternel).
L’approche est progressive : « invincible. Mort – immortel » est explicable d’abord (Peut-être) par l’extase ( = se tenir hors de : soi / événement), puis (Plutôt) par la compassion expliquée par le bonheur… qui se heurte quand même au « rien d’heureux cependant » du paragraphe précédent.
« Désormais il fut lié à la mort, par une amitié subreptice » indique un rapport intéressant à la fois par son paradoxe (la mort est généralement vue comme l’ennemie) et, par subreptice (= qui se glisse par-dessous => contre la volonté) qui invite à penser à ce qu’est l’amitié.
Je relis le paragraphe et je retrouve la même impression désagréable (c’est vrai et c’est faux, c’est beau et c’est du toc) dont je sais qu’elle est liée à l’événement et au passé de l’écrivain.
Il y a cette question que je n’aime pas, qui n’est pas venue au moment de la lecture, mais au cours de l’explication et qui s’explique sans doute par cette impression désagréable : est-il vraisemblable que le jeune homme qui fait écrire « un lieutenant nazi » connaisse les signes qui indiquent les grades de l’armée allemande (ici : SS-Obersturmführer) ? Pourquoi pas, plus vrai, « un officier nazi » ?
Blanchot déplace « à sa place » au début de la phrase, au lieu de le laisser à sa place « normale » après « pas ». Comme le « je » est le vieux Blanchot qui écrit, le « propriétaire » de la « place » en question, c’est le jeune Blanchot. Un jeune Blanchot tout près de ses affinités profondes avec les fascismes… Ceci aussi explique pourquoi il est tout à fait vraisemblable que ce jeune étourdi dangereux pouvait savoir qu’un Oberstrumführer est à peu près l’équivalent d’un lieutenant. N’oublions pas que tout le texte tient du fait que l’auteur se scinde en deux personnages : celui (vieux) qui écrit et celui (jeune et dévoyé) sur lequel il écrit.
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Merci pour votre contribution. La construction choisie – « À sa place », mis en apposition – ne permet pas de lire seulement « Je ne chercherai pas à ta place » en ce sens que l’apposition, par référence à l’utilisation habituelle de l’expression, impose, comme peut s’imposer une image ou un son avant les harmoniques, la superposition immédiate du jeune homme et de l’homme âgé que le futur rend problématique. Reste la contradiction soulignée dans l’article qui, au même titre que les autres « énigmes », constitue l’écriture même de Blanchot. L’idée, héritée de la fin du 19ème siècle littéraire, que « l’écrivain n’a pas de biographie » m’a toujours paru être un affaiblissement, s’il est vrai que la biographie est une chair et un sang qui constituent aussi l’écriture. J’y reviendrai à la fin de l’analyse.
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