Freud a défini ce qu’on appelle le complexe* d’Œdipe (attirance du petit garçon pour sa mère compliquée d’un rapport ambivalent avec son père qui ont pour effet un refoulement à l’origine d’un développement d’investissements compensatoires) à partir de son autoanalyse et de ce passage d’Œdipe Roi où Jocaste dit à Œdipe : « (…) Mais toi, ne crains pas le mariage avec ta mère. En effet, beaucoup de mortels dans leurs rêves se seraient déjà unis à leur mère (…)» (cf. article 22)
Appliquée à la pièce, la lecture freudienne implique que l’inconscient à l’œuvre est représenté par l’oracle, puisque, sans consultation oraculaire, il n’y a ni meurtre ni inceste. Seulement, comme cette consultation est une pratique sociale et que, dans le mythe, le premier consultant n’est pas Œdipe mais Laïos, il paraît difficile d’en faire la métaphore de l’inconscient du seul fils – de surcroît ignorant l’identité de ses parents –, plus encore celle d’un inconscient collectif puisque la tragédie de Sophocle n’est pas la représentation théâtrale de faits divers et que le scénario œdipien est unique dans la mythologie et la littérature grecques.
Le psychanalyste pourra dire que l’ensemble des contradictions est la métaphore du conflit auquel est confronté le petit garçon dans son rapport ambivalent avec son père et sa mère, mais il lui sera très compliqué d’expliquer l’intégralité du scénario avec ces lunettes.
En désacralisant l’oracle par la remarque profane de Jocaste (cf. article 22), Sophocle propose à ses contemporains un questionnement sur ce qu’implique la croyance en un destin écrit, considérée sous l’angle des effets : s’il n’y a pas de tragédie sans l’oracle, il n’y en a pas non plus s’il n’y a pas de réactions à l’oracle, puisque c’est la tentative d’y échapper qui enclenche le processus de la catastrophe. Alors, à quoi bon aller consulter le dieu si c’est pour ne pas respecter ce qu’il annonce ? L’impiété, serait donc la tentative d’infirmer la prédiction, mais si la piété – la respecter– doit conduire au parricide et à l’inceste, qu’est-ce que ce dieu ? Et puis, qu’est-ce que la catastrophe, sinon une stérilité qui ressemble fort à un ressentiment divin provoqué par la réussite féconde d’un homme puis d’un couple placés en-dehors de la sphère oraculaire ?
Dans sa fonction sociale, l’oracle est une des expressions du fini signifié par la transcendance religieuse qui enveloppe l’ensemble de la vie des individus et de la cité : quels que soient les malheurs, ils sont, comme les bonheurs, les signes d’un monde immédiatement lisible comme peut l’être la figure picturale entourée de la ligne-contour qui permet de reconnaître un déjà connu rassurant.
En brisant la ligne-contour du fini, le théâtre de Sophocle évacue le connu à fonction rassurante et invite ses concitoyens à considérer que le scandale de la catastrophe est le scandale de l’oracle et que la stérilité est celle de l’oracle.
Le fini du monde dont l’oracle est un composant est devenu l’absurde et s’il suffit de ne plus le regarder – au théâtre, en se crevant les yeux – pour qu’il disparaisse, c’est parce qu’il n’est qu’une construction humaine.
Je posais en introduction de l’étude la pièce la question de son actualité, avec ce présupposé : si une œuvre ancienne continue de susciter notre intérêt, c’est qu’elle touche à un invariant dont seuls ont changé les modes d’expression.
Si Œdipe Roi nous intéresse après 2500 ans, c’est, non pour le fait oraculaire lui-même – il a disparu dans la forme qui était la sienne – mais pour le questionnement qu’il suscite, en particulier celui du sens et de son corollaire, l’absurdité.
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Il faut donc chercher quel est l’équivalent moderne, contemporain, de l’oracle (en tant que fonction sociale globale : tous les Grecs, quelle que soit leur cité s’y référaient) censé créer un fini – un ordre du monde rassurant – et qui confronte désormais à l’absurde.
Il pourrait être constitué par les cadres institutionnels nationaux et internationaux dessinant eux aussi un fini qui, certes, ne prédit pas à la façon de l’oracle, mais fixe des normes pour un avenir viable. Et, en particulier, quand cet avenir sera le chaos de la guerre : il faudra une déclaration et, pour tuer, respecter des conventions. Leurs violations par le régime nazi à conduit à définir les notions nouvelles de crime contre l’humanité et de génocide.
Or, ces cadres et ces notions nouvelles sont désormais inopérants.
Depuis trois ans pour l’Ukraine, deux pour Gaza, la télévision diffuse quotidiennement des images à la fois traumatisantes et « banales » de ruines, de massacres, de dévastations qui semblent ne jamais devoir finir en ce sens qu’elles sont le produit de décisions prises comme si ces normes internationales n’existaient pas.
La ligne-contour d’un commun humain codifié par exemple par la Charte des Nations Unies a été remplacée par celle d’individus qui tiennent des propos sans autre contenu de réalité que leur propre personne qu’ils présentent dans une aura d’immortalité, comme s’ils étaient les émetteurs d’oracles du monde épique. L’entrevue que D. Trump a organisée avec V. Poutine en Alaska, celle qu’il annonce avec Kim Jong Un, sont, entre autres, les fabrications d’images d’une transcendance archaïque et mortifère. Israël, en colonisant par la violence, en détruisant systématiquement et en affamant la population de Gaza, reproduit non seulement l’extermination dont les parents de ses fondateurs ont été les victimes, mais en niant le réel, le discours des négationnistes de la Shoah.
Si la Charte des Nations Unies existe toujours, elle est frappée de stérilité, comme les propos des dirigeants des pays européens qui refusent d’utiliser pour la politique israélienne le terme (terrorisme) qu’ils utilisent pour désigner le Hamas dont ils ne disent jamais qu’il est le produit du refus par Israël d’un Etat palestinien dont la reconnaissance est présentée par Israël comme un soutien au Hamas.
Voilà un absurde auquel nous sommes tous confrontés, consciemment ou pas, et qui infuse nos existences de manière pernicieuse. L’autre est celui du cercle vicieux de l’équation capitaliste qui alimente le changement climatique qu’elle a créé.
Si nous suivons Sophocle, il nous faut nous « crever les yeux » pour tenter de voir ce qui est au-delà de la ligne-contour. Œdipe, regardant désormais en dehors, n’est pas un militant. C’est sa seule présence, diffuse, qui sauve Athènes.
Il nous faut donc trouver où est notre Athènes singulière.
* Complexe vient du verbe latin complecti, [cum (avec) et plectare (entrelacer, tresser)] qui signifie embrasser, entourer par ses bras, son imagination, sa pensée et désigne généralement ce qui est composé d’éléments divers (un complexe industriel).
Le complexe que Sophocle met en scène en racontant l’histoire d’Œdipe, concerne la responsabilité dans le cadre de la théocratie : Œdipe par les réponses qu’il apporte à ce qui lui imposé – le parricide par la légitime défense, la paternité par l’inceste – n’est pas justiciable d’un tribunal humain ni divin.
Un gris, encore.
