La fin de la pièce met en scène cinq personnages : Œdipe, Créon, le Coryphée et les deux filles d’Œdipe – Antigone et Ismène qui ne sont pas nommées et qui ne parleront pas.
Après la mort de Jocaste et la mutilation d’Œdipe, Créon « (…) est resté, seul, à ta place, gardien du pays. » (Le Coryphée – 1418)
Voici une partie du dialogue entre les deux personnages :
Œdipe : Jette-moi le plus vite possible hors de ce pays, où* je ne serai fréquentable par aucun des mortels.
*l’adverbe de lieu hopou n’indique pas un mouvement. On peut comprendre, comme les traducteurs le font, le lieu où il sera après avoir été banni et où il sera donc infréquentable (mais cela ne correspond pas à la suite de l’histoire), ou bien Thèbes où il se trouve et où il n’est effectivement plus fréquentable.
Créon : Sache que je l’aurais fait si je n’avais eu besoin d’apprendre du dieu ce qu’il fallait faire
Œdipe : Mais sa sentence s’est clairement manifestée, mettre à mort le parricide, l’impie que je suis.
Créon : C’est bien ce qui a été dit ; mais vu la nécessité où nous sommes, il vaut mieux demander ce qu’il faut faire.
Œdipe : Enfin quoi, vous allez consulter pour un misérable ?
>> Créon : Et en effet, toi, tu pourrais maintenant accorder ta confiance au dieu.*
>> Œdipe : A la vérité c’est sur toi que je m’appuie et c’est vers toi que je me tournerai. ** (1436 -> 1446)
>> Ces deux vers sont une indication importante pour identifier le discours de Sophocle et la problématique de la pièce. Et la traduction de P. Mazon (Budé) vient malgré lui l’expliciter : une fois encore, il est question de l’oracle.
Quant à la manière dont il faut traiter Œdipe, Créon a déjà rapporté la réponse au début de la pièce : tuer le meurtrier de Laïos, ou le bannir. C’est donc clair, sans ambiguïté et c’est ce que rappelle Œdipe.
Si Sophocle remet l’oracle dans la discussion et selon deux points de vue opposés, ce n’est pas pour modifier le récit – Œdipe va être banni et l’argument de Créon est complètement artificiel (« vu la nécessité où nous sommes »… ? ) – mais pour confirmer son discours relatif à l’oracle et à la responsabilité humaine.
Tel est le sens de ces deux vers – je donne en grec transposé les premiers mots et leur traduction littérale :
* kai gar su nun (su = pronom de la 2ème personne du sg et au nominatif = sujet) = et en effet toi maintenant…. tu pourrais accorder ta confiance au dieu
**kai soi gé épiskèptô (soi = même pronom de la 2ème personne du sg, cette fois au datif = complément du verbe qui suit : episkèptein = s’appuyer sur + datif) = et (c’est) sur toi (que) à la vérité je m’appuie.
A la confiance au dieu, Sophocle substitue donc l’appui sur l’homme.
Mazon traduit « kai soi gé épiskèptô » ** par « Je l’en crois » = Œdipe croit le dieu, autrement dit, un contresens qui ne s’explique pas par une méconnaissance de la langue – Mazon connaît le grec mieux que personne et il n’y a ici pas la moindre difficulté – mais, comme il ne peut être que délibéré, par le refus de la problématique = le discours de Sophocle ne peut pas être critique de ce qui constitue le socle idéologique de la société athénienne et qui constitue encore celui de l’époque de Mazon.
Cela dit, l’« erreur » de traduction est tellement énorme que je me suis demandé s’il n’y avait pas une faute d’impression, si le « je l’en crois » n’était pas en réalité « je t’en crois ». Mais outre que ce ne serait pas très bon, il y a une note de P. Mazon, qui concerne le vers précédent et qui est la justification de sa traduction dont il sait bien qu’elle est fausse : à propos de « Et toi maintenant, tu pourrais accorder ta confiance au dieu » il écrit : « Œdipe n’a pas voulu croire au dieu – ou plutôt à Créon qui lui apportait la parole d’Apollon. C’est bien ce qu’implique la réponse d’Œdipe. » Autrement dit : « Je m’appuie sur toi » revient à dire « je l’en crois », et si Sophocle ne le dit pas explicitement, c’est qu’il est maladroit, comme P. Mazon l’a déjà fait remarquer, parce qu’il n’est pas possible qu’il ne respecte pas, comme lui, le fondement, religieux, de la société.
C’est une illustration de la manière dont, pour les sociétés occidentales, ce qui est « grec ancien » a pu constituer un mythe.
Autre élément de la problématique : avant ce dialogue, Créon indique au Chœur comment il faut régler le problème posé par Œdipe :
« Emmenez-le (avec l’idée de « prendre soin ») au plus vite dans sa maison ; c’est en effet aux parents seuls qu’il incombe principalement de voir et de traiter avec piété les malheurs de la famille. » (1429 ->1431)
Créon est un des deux personnages-clés d’Antigone (l’autre est Antigone), qui fut composée et jouée en 442, une vingtaine d’années avant Œdipe Roi (autour de 420).
Dans Antigone, Créon, qui détient le pouvoir – après la mort de Jocaste et la mutilation d’Œdipe – personnifie un principe (le critère de la morale d’Etat) auquel Antigone oppose un autre principe, le critère de la « philia », qui n’est pas l’amour (comme certains le croient et le traduisent), mais la famille en tant que structure essentielle, et en-dehors de toute référence à une dimension affective.
Les deux principes sont « perdants ». (cf. les articles)
Œdipe Roi, donc écrite et jouée après Antigone, raconte une histoire qui se déroule avant… et dans laquelle Créon tient, quant au sort d’Œdipe, le discours de la « philia » qui lui aussi sera perdant.
J’expliquerai cela dans la conclusion, qui ne saurait tarder.
(à suivre)
