Sophocle – Œdipe Roi – 28

Œdipe apparaît le visage ensanglanté (l’acteur a mis le masque adéquat) et commence alors le kommos  =  coups qu’on se donne sur la poitrine pour exprimer la violence d’une souffrance -> au théâtre : le chant de deuil, dialogue émotionnel entre les acteurs et le Chœur, introduit par cette déploration/interrogation du Coryphée :

« Ô malheur terrible à voir pour des hommes, ô malheur le plus terrible que j’aie jamais rencontré ! Quelle démence, ô infortuné, est venue jusqu’à toi ? Quel dieu a bondi sur ta malheureuse destinée du bond le plus puissant ? » (1297 -> 1302)

Œdipe, tout entier dans l’expression du désarroi et de l’égarement, ne répondra qu’après ce second questionnement :

Le Coryphée : « Ô quelles choses terribles as-tu faites ? Comment as-tu eu le courage de mutiler tes yeux ? Lequel des dieux t’a excité ? »

Œdipe : « C’est Apollon, oui, c’est Apollon, mes amis, qui a produit des malheurs, mes malheurs, ces infortunes qui sont les miennes ! Mais* personne ne m’a frappé de sa main, c’est moi*, avec courage. Car que faudrait-il que je voie, moi pour qui rien ne serait doux à voir ? » (1327 ->1335)

*Sophocle oppose ce qui vient de l’extérieur (Apollon, les malheurs) et la décision de l’acte = même dans les conditions les plus contraignantes, l’homme dispose de la possibilité de décider. (Cf. encore, le suicide d’Antigone). Je ne vois pas de différence essentielle entre ce que dit Sophocle et la formule de Sartre « Nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’occupation allemande. »

Sophocle rejette la réalité de l’oracle qu’il rend donc désormais théâtralement invisible : la cécité choisie par Œdipe est l’exacte opposée de celle de Tirésias « esclave du dieu » qui ne voit qu’elle.

« Que me serait-il possible de voir que je puisse aimer ? Ou encore est-il une parole agréable que je puisse entendre, mes amis ? » (1337 ->1339)

Autrement dit, le monde perceptible par les deux sens qui en donnent la connaissance première n’est plus acceptable en tant qu’il est une construction oraculaire.

Suit le dialogue sur le mode de l’irréel du passé (=ah, si… !) qui renvoie ici non à une mauvaise décision mais à la cause externe.

Le Coryphée : « Malheureux autant de ta pensée que du malheur ! Comme j’aurais aimé que tu n’aies rien appris ! » (1346)

Œdipe : « Qu’il périsse celui qui prit mes entraves cruelles sur l’herbe d’un pâturage, [référence étrangement bucolique à la montagne du Cithéron où il fut abandonné : une manière de montrer ce qu’est le monde sans l’oracle ?) me préserva du meurtre et me sauva ! Il ne fit rien qui fût favorable, car si j’étais mort alors, je n’aurais pas été une telle affliction pour ceux que j’aime, et pour moi.

Le Coryphée : Moi aussi j’aurais voulu qu’il en soit ainsi.

Œdipe : Je n’aurais donc pas été le meurtrier de mon père et je n’aurais pas été appelé le jeune époux de celle qui m’a fait naître. Mais en réalité je suis impie, fils de parents impies, et j’ai fait des enfants du même sang que ceux dont je viens, malheureux que je suis ! S’il existe un malheur pire que le malheur, c’est lui, c’est ce malheur qu’Œdipe* a obtenu par la volonté des dieux.

*ce dédoublement est peut-être une manière de différencier Œdipe-objet du Œdipe-sujet.

Le Coryphée : Je ne vois pas comment je peux dire que tu as pris une bonne décision. Il était préférable que tu n’existes plus plutôt que vivant aveugle. * »

Œdipe : Ne me dis pas que les décisions que j’ai prisses n’étaient pas les meilleures et ne me donne pas de conseils ! * » (1347 ->1370)

* La différence entre le « si j’étais mort… » qu’il prononce et le « il était préférable que tu n’existes pas » qu’il rejette tient dans la revendication de la décision = ce n’est pas à toi de me dire ce que je dois faire.

Il justifie ensuite la pertinence de ce qu’il a choisi : mourir, c’était revoir (dans les Enfers) le père qu’il a tué et la mère qu’il a épousée, ne pas se mutiler, c’était voir les enfants qu’il a eus de sa mère : deux impossibles, autrement dit l’affirmation d’une vie possible en-dehors du malheur oraculaire, donc en les occultant : « Surtout, s’il était possible de boucher la source sonore qui passe dans mes oreilles, ne pourrais-je pas fermer mon malheureux corps afin qu’il soit aveugle et qu’il n’entende rien ? Que l’esprit* habite en-dehors des malheurs est doux ! »

* on se demande pourquoi P. Mazon traduit frontis (=soin, souci, marnière de penser, pensée) par « âme » qui se dit psuchè… [Frontis fait écho au noos du Coryphée (1346) et ils renvoient l’un et l’autre à l’activité de l’esprit]

Il termine son discours ainsi : « Allons, estimez digne de toucher un homme malheureux ; croyez-moi, ne craignez pas : car, mon malheur, il n’est à part moi aucun des mortels susceptible de le porter. » (141,1415)

Autrement dit, je ne suis pas un cas de type social.

(à suivre)

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