Il y a la fin et la manière dont elle est racontée. La fin, c’est d’abord le suicide de Jocaste et l’automutilation d’Œdipe. L’un et l’autre sont des signes, autrement dit des équivoques. La mort étant inévitable, la mort réelle ou symbolique du héros, quel qu’en soit le mode d’expression, n’est pas nécessairement un message négatif, le signe d’une défaite. (Cf. le suicide d’Antigone)
La mort, dans la fiction – mais aussi dans le réel – peut être le signe critique d’une aliénation sociale : le héros cesse d’être un héros parce qu’il atteint le seuil limite au-delà duquel il n’y a d’autre alternative que la révolution. Autrement dit, la vie héroïque mise en scène – et elle est héroïque parce qu’elle conteste sans crainte de la mort un ordre, un interdit, un irréalisable – n’est plus possible telle qu’elle était vécue. Molière ne tue pas Dom Juan , il le fait disparaître – il n’y a pas de cadavre sur la scène.
La pendaison de Jocaste n’est pas décrite par Le Messager. Il raconte seulement sa découverte par le regard Œdipe, avant qu’il ne se mutile : une manière de dire que ce que l’un et l’autre font est l’affaire du couple, et du couple seul en tant qu’unité de contestation, et par sa vie et par sa fin.
C’est ce qu’explique Sophocle par la bouche du Messager : « Ces malheurs-ci* [suicide et mutilation] ont jailli des deux, non d’un seul, mais ce sont des malheurs communs à un homme/mari et à une femme/épouse. Leur bonheur ancien était jusque-là un bonheur comme il convient [dikaiôs < dikè : l’usage, la règle] ; mais aujourd’hui, gémissement, malheur, mort, honte, les noms de tous les maux tels qu’aucun n’est absent. » (1280 ->1285)
*Ce que ne comprennent pas les deux traducteurs qui tordent le texte pour le faire entrer dans les catégories morales du bien et du mal :
Biberfeld : « Ils se sont laissé aller à de telles horreurs, tous les deux, pas seulement lui, Ils ont été pris, le mari ainsi que sa femme, dans le même malheur. »
Sophocle écrit : « ces malheurs-ci » (tade désigne ce qui vient de se produire et non l’inceste ancien), et « ont jailli des deux » ne signifie pas « ils se sont laissé aller ».
Budé : « Le désastre a éclaté non par sa seule faute mais par le fait de tous les deux à la fois » ek = à partir de (« jailli à partir/venant des deux ») marque l’origine, la provenance, il n’indique pas une faute et « désastre » est une surinterprétation, contradictoire de surcroît avec la traduction – exacte – de la fin de la phrase « Leur bonheur d’autrefois était hier encore un bonheur au vrai sens du mot », exacte, oui, encore que « au vrai sens du mot » ne restitue pas vraiment le sens de dikaios.
Tant il est difficile de reconnaître non seulement la fonction du théâtre mais aussi l’identité humaine quand on la dépouille de ses oripeaux de transcendance. Difficile, sinon impossible, pour un Paul Mazon bien installé dans sa case sociale (chrétienne et académique) de comprendre que Sophocle ait pu sortir de la sienne qui, toutes choses égales, fut analogue à la sienne.. Il est plus commode de dire qu’il ne sait pas toujours ce qu’il dit et que la grossièreté grecque est quand même plus épaisse que la nôtre.
C’est ce qui apparaît encore dans la traduction des derniers moments de Jocaste que raconte Le Messager : hurlant et s’arrachant les cheveux, elle court dans la chambre, ferme la porte.
Il rapporte ainsi ce qu’il entend :
« Elle appelle Laïos mort depuis longtemps, évoquant le souvenir des « semences anciennes » **, lui-même serait tué par elles, et il laisserait celle qui avait enfanté [Œdipe], *par lequel enfantant à nouveau elle aurait des enfants [Antigone, Ismène, Etéocle, Polynice] dont elle serait malheureuse. » (1245 -> 1248)
* Ce dernier vers est difficile à traduire littéralement et les traducteurs divergent.
**Sophocle utilise au pluriel l’expression palaiôn (adjectif qui signifie ancien) spermatôn, un nom qui signifie semence, germe, rejeton, enfant. P. Mazon propose « les enfants que jadis il lui donna » sans être apparemment gêné par le fait que Laïos et Jocaste n’ont eu qu’un seul enfant, Œdipe. Le dictionnaire Bailly dit qu’avec le sens d’enfant, sperma (d’où sperme) est ordinairement utilisé au singulier, rarement au pluriel et il donne la référence de ce passage de la pièce… sans plus de précisions. Biberfeld propose, sans doute parce que ce pluriel le tracasse : « Elle se rappelle le jour où ils ont fait l’amour autrefois pour avoir cet enfant », mais, dans le mythe, ils décident, à cause de l’oracle, de ne pas avoir d’enfants et ils n’ont donc pas de relations sexuelles, sauf un soir où Laïos est ivre.
Qu’entendaient les spectateurs avec le pluriel spermatôn ? Sans doute la semence envoyée par Laïos dont ils ignoraient bien sûr la composition, mais dont ils connaissent la profusion.
Sophocle ne précise pas le contenu de l’appel que lance Jocaste à Laïos, mais on peut difficilement imaginer qu’il soit celui du remerciement ou de l’extase. Je comprends la déploration d’un acte sexuel brutal, non consenti avec les conséquences que l’on sait.
Un point qui me semble important : Jocaste s’est trouvée dans la situation d’avoir des enfants avec Œdipe parce que, tient à préciser Sophocle, Laïos l’a laissée – dans le sens abandonnée. Une version du mythe dit que lorsque les deux hommes se sont rencontrés, au carrefour des deux routes, le fils revenait de Delphes et le père y retournait.
Le problème de la traduction se pose aussi quant à la mutilation que s’inflige Œdipe.
Il arrive, en fureur, raconte Le Messager, et il découvre Jocaste pendue. Il la prend dans ses bras, l’étend sur le sol, arrache les agrafes avec lesquelles elles attachait ses vêtements et se crève les yeux « déclarant à haute voix qu’ils ne pourraient pas voir les malheurs qu’il a soufferts et qu’il a accomplis, mais que c’était désormais dans la cécité qu’il pourraient voir ceux qu’il n’aurait pas fallu voir* [ses enfants], et qu’ils ne connaitraient pas ceux qu’ils auraient eu besoin de connaitre [ses parents] » (1273,1274)
*P. Mazon traduit « ainsi les ténèbres leur défendront-elles de voir désormais ceux que je n’eusse pas dû voir » ce qui est d’abord un contresens : Sophocle ne dit pas qu’ils ne verront pas, mais qu’ils verront. Seulement, comme ils verront dans la cécité, le traducteur moral en déduit qu’il ne verront pas, parce que ses verrous idéologiques l’empêchent de concevoir que le verbe voir ne se réduit pas à une fonction organique… ce dont pourtant Tirésias offre un exemple, ou plutôt, on va le voir, un contre-exemple. Ensuite, « que je n’eusse pas dû voir » ne rend pas compte du verbe « edei », à la forme impersonnelle (il aurait fallu) qui implique non l’injonction morale personnelle de P. Mazon, mais une injonction extérieure.
(à suivre)
Le gris est sans doute la couleur la plus complexe.
