Sophocle – Œdipe Roi – 25

Entre cette fin du dernier épisode et l’exodos (= sortie, conclusion) le Chœur interprète pour la dernière fois un ensemble de deux strophes / antistrophes.

Voici le discours que Sophocle lui fait prononcer :

– strophe 1 :

a- « Ah ! générations de mortels ! Si je fais le bilan [littéralement : Je fais le compte en repassant dans mon esprit], ce que vous virez est égal au néant. » (1187->1189).

Une fois écartée l’hypothèse de l’antiphrase ironique (= Ah ! n’exprime que la douleur) restent deux significations possibles :

– celle, banale, de la vanité (cf. vanitas vanitatum et omnia vanitas : vanité des vanités, et tout est vanité) = vu ce qui est arrivé à Œdipe, aucune vie n’a de sens.

– celle, opposée, qui vide de sens l’existence ordinaire en regard de celle qui se déroule, là, dans le théâtre, et qui arrive à son terme = cette histoire permet de donner du sens.

C’est ce vers quoi oriente le deuxième mouvement de la strophe (j’y reviens plus loin) :

b – « Qui, en effet, quel homme porte sur lui des bonheurs autant qu’il est possible de sembler (en porter) et qui, une fois qu’il en a donné l’apparence *change autant qu’il est possible de chemin ? » (1189 ->1192)

c-  « Prenant ton sort pour exemple, Ô infortuné Œdipe, je n’estime heureux rien des [choses, êtres] mortels. » (1192 ->1195)

– Antistrophe 1 : après avoir détruit la Sphinge, il a tout eu, pouvoir, mariage, enfants. (1196 ->2003)

– Strophe 2 :

a- « Et maintenant, qui pourrait être dit plus malheureux, qui, vivant avec des fléaux cruels envoyés par les dieux, dans des souffrances avec un changement de vie ? »

b- « Ah ! cher Œdipe glorieux, pour qui un grand port (= le lit conjugal) a trouvé bon de faire tomber dans l’hymen un fils et un père »

c – « Mais comment, enfin comment le sillon ensemencé par le père [le corps de Jocaste] a pu te supporter aussi longtemps, malheureux ? »   (1204 ->1212)

– Antistrophe 2 – le chœur se tourne d’un autre côté qui n’est peut-être pas seulement physique :

a- « Le temps qui voit tout l’a découvert malgré toi : il juge ton union une non-union dans laquelle le procréant est le procréé.

b- Ah ! fils de Laïos ! Plaise aux dieux que je ne t’aie jamais vu ! Je déplore en effet combien extrêmes sont les cris qui sortent de ma bouche !

c- Mais pour dire le vrai, par toi **j’ai relevé mon souffle et par toi je baisse mon regard pour lui donner du repos. » (1213-> 1221) »

**Sophocle a utilisé deux verbes composés, l’un avec –ana (= de bas en haut, en remontant) ->  ana-pneein : relever un souffle), l’autre avec –kata (de haut en bas, en descendant – cf. catastrophe) -> kata-koiman : donner du repos, laisser dormir.

Budé, une fois encore tord le texte pour donner le sens de la psychologie / morale « normales » : « Par toi jadis, j’ai recouvré la vie, et par toi aujourd’hui je ferme à jamais les yeux. » Jadis et aujourd’hui et à jamais ne figurent pas dans la phrase.

Ce qui importe, dans l’antistrophe 2, ce sont les rapports entre -b et -c : les deux premières propositions (a, et début de b) sont juxtaposées (plainte, regret), et la troisième (fin de b :  je déplore en effet…) est relié par une conjonction (gar = en effet, car) qui annonce une explication.

Autrement dit : si je ne t’avais pas rencontré je n’aurais pas poussé les cris extrêmes (de déploration) que je regrette.

La dernière phrase (c) « pour dire le vrai » est introduite par une opposition « mais » et n’a rien de tragique : il s’agit de réveil et de repos et non de mort, comme le traduit Budé (katakomein = envoyer se coucher, donner du repos, laisser dormir)

Quel sens peut émerger du rapport entre, d’une part, les malheurs évoqués, les fléaux cruels envoyés par les dieux, le ô glorieux Œdipe et la durée de la relation sexuelle malgré l’inceste, le regret des cris extrêmes, pour dire le vrai qui évoque l’éveil et le sommeil et, d’autre par le changement de chemin* annoncé dans la strophe 1 ?

* sans complément d’objet – ce qui est le cas ici – le verbe apoklinein signifie se détourner de son chemin – et non, comme le traduit Budé, disparaître : Œdipe a été paré autant qu’on peut l’être de tout ce qui peut laisser croire au bonheur acquis et il change de chemin.

Pour moi, Sophocle envoie, via le Chœur, le message suivant : tout ce que vous avez vu, c’est du théâtre construit à partir d’un oracle. Les yeux que vous avez ouverts pour regarder ce théâtre (avec une certaine idée du bonheur humain), il est temps de les fermer pour regarder autre chose : oui, Œdipe change de chemin.

(à suivre)

Laisser un commentaire