La suite est une lente découverte de la vérité de l’oracle par un questionnement obstiné d’Œdipe qui commence par ce qui ressemble à une aporie (= blocage dans un raisonnement) : en lui annonçant la mort de Polybe censé être son père, le messager de Corinthe lui a révélé la vanité de l’oracle, et il s’en est réjoui, mais il dit demeurer dans l’inquiétude parce que sa mère est vivante [l’oracle a dit qu’il l’épouserait], ce qui, de son point de vue, équivaut à dire que l’oracle n’est pas vain, mais s’il n’est pas vain, il a tué Polybe, ce qui, toujours de son point de vue, est absurde.
La seule manière qu’il a de s’en sortir est d’envisager la seule hypothèse possible : Polybe n’est pas son père.
En résolvant l’énigme de la Sphinge, il a montré ses capacités d’intelligence, d’intuition, mais il ne va pas formuler l’hypothèse qui découle logiquement du faisceau d’indices. Ce sont le messager de Corinthe et le berger qu’on est allé chercher dans sa campagne qui lui imposeront la vérité.
Je mets ce choix de Sophocle en rapport avec une réplique du dialogue entre les deux hommes.
Le Corinthien auquel Œdipe vient d’expliquer pourquoi il a quitté Corinthe depuis longtemps lui demande :
– « Est-ce que c’est à cause de cette crainte [prédictions de l’oracle] que tu t’es exilé ?
– Je ne désirais* pas être le meurtrier de mon père. » (1001,1002)
* Budé traduit par « je ne voulais pas » alors que le verbe zètein signifie le besoin la nécessité, le désir.
Autrement dit, le crime majeur qu’est le parricide, ici théâtral, n’est pas le fait d’un désir, d’un besoin, mais d’une décision divine arbitraire : je vois dans cette précision un autre questionnement proposé par Sophocle à ses concitoyens.
Le Corinthien lui révèle donc que Polybe n’est pas son père (1016) et – le scénariste fait bien les choses – que c’est lui qui l’a trouvé dans la montagne du Cithéron (1026).
– De quelle douleur souffrais-je quand dans mon malheur tu m’as pris dans tes mains ?
– Les articulations de tes pieds pourraient en témoigner. » (1031,1032)
Il est donc tout à fait invraisemblable que Jocaste n’ait pas été intriguée depuis le début par les cicatrices*d’Œdipe et qu’elle ait pu lui raconter sans le faire réagir comment Laïos avait lié les articulations des pieds de son fils (718).
* Sophocle tient à en préciser l’importance, comme l’indique la suite du dialogue :
« Ah ! pourquoi parles-tu de cet ancien malheur ?
– Mais c’est moi qui ai délié tes deux pieds transpercés.
– Quel terrible sujet de honte ai-je emporté de mes langes !
– Si bien que tu dois ton nom à ce qui t’est arrivé. » (1033 -> 1036)
Et malgré toutes ces précisions (Polybe n’est pas son père, Laïos a percé les pieds de son fils pour les lier et l’abandonner, Œdipe a des cicatrices aux pieds) il ne comprend toujours pas.
Le Corinthien lui dit alors l’avoir reçu d’un berger qui était au service de Laïos. Œdipe demande si quelqu’un du chœur sait où il est. Le Coryphée lui répond qu’il pense qu’il s’agit du berger qu’on est allé chercher dans sa campagne (le serviteur rescapé du massacre du carrefour où a été tué Laïos) et que Jocaste doit le savoir.
Elle déclare alors : « Qu’importe de qui il parle ? Ne t’en préoccupe en rien ; ce qu’on t’a dit, veuille ne pas t’en souvenir, c’est inutile. » (1057)
Si elle sait, lui ne comprend toujours pas (il imagine même qu’il pourrait être fils d’esclave !) et comme il n’écoute plus ce qu’elle lui dit, Jocaste quitte (définitivement) la scène sur ces mots : « Malheur ! Malheur ! (en grec : iou iou), Infortuné ! c’est le seul nom dont je peux t’appeler et il n’y en aura jamais un autre après. » (1071,1072)
(à suivre)