Immédiatement après la dernière phrase du chœur « Les choses divines tombent en ruine », Jocaste sort du palais – début du 3ème épisode – annonce qu’elle va porter des guirlandes et des parfums dans les temples des dieux, déplore la fragilité d’Œdipe, puis s’adresse à Apollon Lycien (autre surnom du dieu) pour lui demander une solution favorable.
Sophocle lui fait commencer son discours par l’apostrophe « choras anaktes » (= chefs/puissants du pays), alors qu’il n’y a aucun chef/puissant sur la scène du théâtre – Tiens, y aurait-il un rapport entre pouvoir et religion ? – et qu’elle demande le remède à celui qui est à l’origine du mal – ce qui était effectivement une des nombreuses attributions d’Apollon : ce n’est donc pas tout à fait encore le crépuscule des dieux, même si celle qui les invoque s’est plutôt fait remarquer jusqu’ici par son scepticisme. J’ai évoqué la prudence de Sophocle et aussi son goût pour l’humour (voir juste en-dessous).
Retour immédiat du récit avec l’arrivée inattendue d’un étranger qui demande à voir Œdipe. Le Coryphée lui montre Jocaste en lui indiquant qu’elle est la mère de ses enfants.
L’étranger répond : « Eh bien, qu’elle soit toujours heureuse avec des heureux (comprendre : ses enfants – en répétant le mot heureux Sophocle ajoute une touche soit d’humour, soit dramatique, au choix), étant son épouse parfaite (id). » (929,930)
L’éclairagiste enverrait de la lumière noire.
D’autant que le messager – il dit qu’il arrive de Corinthe – assure que l’information qu’il vient annoncer sera bonne pour la famille et pour Œdipe, et qu’elle pourrait bien être réjouissante et attristante en même temps : Œdipe est réclamé à Corinthe pour être roi parce que le roi Polybe vient de mourir.
Jocaste pourrait alors remercier le dieu qui lui apporte sur un plateau la réponse libératrice – Polybe est censé être le père d’Œdipe.
Sophocle la fait réagir ainsi : « Ô réponses oraculaires des dieux, où êtes-vous ? L’homme qu’Œdipe apeuré a fui depuis longtemps de peur de le tuer, cet homme est mort par le sort et non par lui ! » (946 -> 949)
J’insiste sur le jeu de Sophocle entre humour (noir) et drame : les décalages ainsi construits pour le public – il y aurait évidemment d’autres écritures possibles – sont une manière de signifier la distanciation avec au moins la valeur de l’oracle et sa consultation.
Pour éviter toute ambiguïté, il prend soin d’éliminer l’explication par « la femme », en ce sens que si Jocaste présente le « problème » sans ambiguïté – on peut imaginer le ton qu’elle emploie (« Ecoute ce que dit cet homme, et examine en l’écoutant où en sont les augustes prédictions divines. » – 552,553), c’est Œdipe qui interprète l’information non seulement en réagissant de la même manière irrévérencieuse, mais en élargissant la critique aux présages et sur le ton de la dérision indiquée par les deux interjections répétées (feu, feu) : [« Oh ! Oh ! pour quoi donc alors, femme, aurait-on recours au foyer de l’oracle pythique [=Delphes], ou encore à des oiseaux poussant des cris au-dessus de nous ? (…) » (964 -> 966)
Et là, en contrepoint de cette double dérision, Sophocle soumet aux spectateurs une double réflexion par la bouche des deux personnages :
– Œdipe d’abord qui poursuit ainsi sa critique : « (…) Indicateurs [les oracles, les oiseaux] selon lesquels j’étais destiné à tuer mon père ; mais il est mort et gît sous terre intact de mon arme…. et il ajoute… à moins qu’il n’ait dépéri à cause de mon absence ; ainsi il serait mort à cause de moi. » (966 -> 970)
– puis, Jocaste répond ainsi à sa crainte [« Mais comment ne me faut-il pas craindre le lit de ma mère ? » (976)] : « Que devrait craindre l’être humain auquel commande le destin, alors qu’un oracle n’est en rien digne de confiance ? Ce qui serait le mieux, c’est de vivre comme on pourrait. Mais toi, ne crains pas le mariage avec ta mère. En effet, beaucoup de mortels dans leurs rêves se sont déjà unis à leur mère ; eh bien, celui pour qui ces choses ne sont rien, porte la charge de sa vie avec calme. » (978-> 983)
L’hypothèse d’Œdipe que j’ai soulignée contient une double vérité qui finalement n’en est qu’une : in fine, si Laïos est mort, c’est bien parce qu’Œdipe était absent, et il est possible d’être, sans le savoir, cause d’un dommage.
Quant au discours de Jocaste – si cher à Freud – il comprend deux parties : la première concerne l’être humain (anthropos – il n’est pas dans la pièce, mais sur les gradins), la seconde (su de = mais toi) concerne le personnage de théâtre confronté à ce qui donc « n’est en rien digne de confiance » : et la phrase qui a interpellé Freud est peut-être seulement le moyen par lequel Sophocle fait le lien entre théâtre et réel, à savoir qu’il crée de toutes pièces un supposé réel onirique (est-ce que les Grecs qui entendirent avaient l’impression d’être concernés ? Le sommes-nous, aujourd’hui, je parle de nous les homes-mâles ?) qu’il rattache ainsi à la fiction du théâtre pour que les spectateurs comprennent que la dernière phrase leur est destinée : moins vous vous préoccuperez des oracles, mieux vous supporterez la vie… et pour vous en convaincre, attendez de voir la suite.