Sophocle – Œdipe Roi – 21

Jocaste et Œdipe ont quitté la scène et sont rentrés dans le palais. Le déroulement de l’action théâtrale est donc suspendu.

Le chœur, demeuré seul, va prononcer devant le public le discours collectif de la panique, un cran au-dessus du désarroi de ses prestations antérieures.

>> Je garde pour la conclusion l’analyse du rapport de cette situation théâtrale avec la situation de la cité d’Athènes à cette époque (420 avant notre ère).

Pour résumer d’un mot ce qui se passe sur la scène du théâtre : rien ne tient plus debout, ni pour les personnages, ni pour le public confronté à une histoire dont les tenants et les aboutissants ressortissent à l’absurde et au chaos.

>> Nous – je parle de l’humanité, aujourd’hui – sommes dans une configuration comparable : dans le cadre du changement climatique de plus en plus manifeste et anxiogène non seulement par ses effets mais aussi et surtout pour ses causes, les événements qui se déroulent sur la scène internationale (USA, Russie, Ukraine, Palestine, Israël, Iran, Afghanistan, Soudan…), la réécriture de l’histoire dans le contexte du nouveau développement de l’idéologie d’extrême-droite et ses succès électoraux sont les symptômes d’une pathologie collective grave, celle que produit la destruction des repères qui permettaient de construire un sens à la vie et au monde.

En quoi la prestation du chœur peut-elle nous aider ?

Il est nécessaire de rappeler que son discours – une psalmodie très accentuée accompagnée d’un hautbois aux sonorités aiguës et fortes – n’est pas seulement prononcé par la bouche des choreutes, mais par leurs corps, serrés, groupés de manière à former une entité qui va d’un côté puis de l’autre selon le mode qui s’apparente à une errance en même temps physique et psychique.

Voici comment Sophocle organise l’expression théâtrale de cette panique dans la répétition du couple strophe / antistrophe.

Je rends compte de l’essentiel.

I :

strophe 1 (863->871): « Ah, si je pouvais rester pur et chaste dans mes paroles et mes actes » dans le respect des lois « aux pieds élevés (upsipodes) ! »

antistrophe 1(872->881) : « La démesure engendre le tyran », elle conduit à la chute et le pied (podi) n’est plus un appui. « Je ne cesserai jamais d’avoir dieu comme défenseur ».

II :

strophe 2 (882->896): celui dont les paroles et les actes sont impies, qu’un sort malheureux lui soit réservé. Sinon, à quoi bon constituer ce chœur ?

antistrophe 2 (897->910) : Je n’irai plus dans les sanctuaires si tous les hommes ne sont pas d’accord pour condamner les paroles et les actes d’impiété. « Considérées comme désuètes, les prédictions faites à Laïos sont mises de côté et Apollon n’est plus manifestement honoré ? Les choses divines tombent en ruine. »

Je parlais des « bornes » du traducteur de Budé dans les commentaires qu’il fait de ce passage : il ne comprend pas ce qu’il se passe parce qu’il cherche une explication psychologique au comportement du chœur, en oubliant qu’il s’agit du discours de Sophocle.

Ainsi, pour la strophe 2 : « On s’étonne un peu (!) d’entendre ici définir la démesure par des traits qui semblent n’avoir aucun rapport avec Œdipe. Mais cela est peut-être voulu. ( !) » Autrement dit :  il y a des maladresses, des invraisemblances… Peut mieux faire.  « Le portrait du tyran est volontairement élargi et « chargé » de manière à mieux préparer l’excuse que mérite l’indignation du chœur et à ne pas paraître désigner trop expressément Œdipe. »

S’il reconnaît quand même la maîtrise de l’auteur sur son texte (volontairement) il s’emberlificote dans d’une explication toujours psychologique pour le moins confuse. (l’excuse que mérite l’indignation du chœur à ne pas paraître désigner...)

Ce que ne veut pas ou ne peut pas voir le traducteur, c’est que le discours du chœur est et est seulement le mode d’expression théâtral propre à ce « personnage » pour signifier non le discours du chœur, qui n’existe pas, sur une histoire qui, comme lui, n’existe pas en dehors du théâtre, mais de Sophocle sur un réel existant en dehors de ce théâtre.

La description du tyran et de sa démesure qui ne correspond en rien à Œdipe, est l’expression évidente d’un hors-sujet, d’une incohérence – les deux « pieds » de la strophe 1 en sont deux soulignements – qui font écho à l’absurdité du scénario concocté par les dieux. Or, c’est ce hors-sujet, cette incohérence de plus en plus manifestes qui servent de socle à la proclamation de foi du chœur dans ces mêmes dieux.

La transe de type dionysiaque qui entoure ce discours fera passer sa conclusion « les choses divines [il faut garder le sens indéfini] tombent en ruine » comme l’expression d’une crise seulement théâtrale, mais la dialectique qu’elle contient peut aussi, plus tard, après l’épisode puissamment psalmodié, à la maison, solliciter la pensée.

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