Après l’adjuration (« Arrêtez ! ») lancée par le Coryphée, Sophocle lui fait annoncer l’arrivée de Jocaste avec cette précision : « avec laquelle il faut que la dispute établie soit réglée d’une bonne manière » (632,633) et non « qu’elle vous aide à régler la querelle », comme traduit Budé. (Créon va disparaitre pour ne réapparaître qu’à la fin de la pièce).
« Il faut » exprime une nécessité liée à ce que représente le personnage et « d’une bonne manière » implique que le problème soit clairement défini.
Jocaste apporte d’emblée la précision que je traduis toujours au plus près de ce qu’entendaient les spectateurs : « Relativement à quoi, malheureux, avez-vous excité la querelle irréfléchie du langage* et n’avez-vous pas honte alors que le pays souffre ainsi de mettre en mouvement des choses mauvaises, particulières** /distinctes ? »
*Les traducteurs comprennent, eux, une querelle de mots. Or, glôssa (cf. glossaire, glossolalie), le nom grec choisi par Sophocle (il s’écrit également glôtta -> polyglotte) signifie : la langue (physique), l’organe de la parole, le langage, la langue parlée. Et puis, de quels mots pourrait-il s’agir ? L’affrontement entre Œdipe et Créon, on l’a vu, n’est pas fondé sur un malentendu de vocabulaire, il ne s’agit pas d’une dispute sémantique, mais sur le langage oraculaire.
**De même est inadéquate les traductions de idia kaka (ici au neutre pluriel) par « rancunes privées » ou « dissensions privées » ou « vieilles histoires »: idios est ce qui appartient en propre à, ce qui a un caractère particulier (cf. idiome, idiosyncrasie), et kakos désigne ce qui est mauvais (notre caca vient de là).
Autrement dit, Jocaste rejette d’’emblée le monde incarné par cet affrontement entre Œdipe et Créon en ce sens qu’il se déroule dans une sphère décalée du réel, en l’occurrence l’état déplorable de la cité.
La fin de son intervention [« Allez, toi, rentre au palais, et toi, rentre chez toi, et ne donnez pas d’importance à une souffrance de rien du tout. »] serait presque comique (une maman qui gronde ses grands enfants benêts), mais la dernière proposition (le « rien » renvoie au message de l’oracle) rappelle la gravité de la problématique.
La sortie de Créon est analogue à celle de Tirésias, mais lui, contrairement au devin, reviendra à la fin de la pièce pour un nouveau dialogue – de nature différente, cette fois – avec Œdipe.
Cédant aux demandes de Jocaste et du chœur, Œdipe se résout à laisser partir Créon qui lui adresse un message sibyllin en quittant la scène ; littéralement :
« Je vais m’en aller, ayant rencontré toi ignorant*, mais parmi ceux-ci [moi] égal. »
* Ignorant (agnôtos) est utilisé sans complément. Les traducteurs comprennent « ignorant qui je suis, me méconnaissant », dans la logique d’opposition avec : « mais pour eux*, [je suis] l’homme que j’étais ». = « Je m’en vais, tu m’auras méconnu ; mais pour eux je reste l’homme que j’étais ».
*Le hic, c’est que la préposition en indique le lieu où l’on se trouve = dans, parmi… de là à traduire : pour eux…
Alors, plutôt que « ignorant qui je suis », on peut s’en tenir à ce qu’écrit Sophocle et faire de l’objet sous-entendu de « ignorant » ce dont il a été question jusqu’ici (l’oracle) ; l’égalité (mais parmi eux, je suis égal) serait alors relative à la reconnaissance du savoir de l’oracle qu’ignore Œdipe = sur ce plan, il y a identité entre les choreutes et moi.
J’ajoute qu’on sait que les deux hommes se connaissent depuis de nombreuses années et que l’affirmation de Créon « tu ne me connais pas » est peu crédible. Elle le devient si on la rapporte au Créon messager de l’oracle.
Ce qui est vraisemblable, c’est que cette dernière réplique de Créon devait ne pas être immédiatement compréhensible du public – la poésie dramatique de Corneille et Racine ne l’est pas toujours – et qu’il faut lui laisser la résonance d’ambiguïté qui caractérise les oracles..