Sophocle – Œdipe Roi – 11

La sortie de scène de Tirésias et d’Œdipe marque la fin du premier épisode. Le discours du chœur qui est resté sur l’orchestra (il a donc tout entendu, comme les spectateurs) fera la transition avec le second.

Aux paroles du dialogue succède donc un mode d’expression dont je disais que nous n’avons pas l’équivalent : une quinzaine d’hommes groupés et masqués, déclamant des vers (la poésie grecque est un jeu d’alternance rythmique entre voyelles brèves et longues avec une intonation qu’on peut imaginer très marquée) tout en exécutant, d’un côté, puis d’un autre, une chorégraphie collective tandis que l’aulète joue de son hautbois. Ce qui se rapproche sans doute le plus de cette expression pourraient être le chant et la musique du Moyen-Orient /Maghreb où instrumentistes et chanteurs superposent, à la manière de la fugue, des discours qui ne sont pas des mélodies mais des mélopées autonomes.

Je disais que le chœur confirme la problématique du passage de l’objet au sujet. Il le fait comme peut le faire un chœur de théâtre à Athènes au 5ème siècle avant notre ère dans le cadre d’une fête religieuse.

Mettons-nous un instant à la place de la population qu’il représente, confrontée ici à une situation incompréhensible : il y a cet homme, là, Œdipe, qui a sauvé la cité en la débarrassant d’un monstre. Oui, d’accord, les monstres n’existent pas pour de vrai, mais même dans un conte, il faut une cohérence, non ? Ça, ce n’est pas le chœur de théâtre qui le dit, il ne peut pas puisqu’il est dans le conte, mais le chœur des gradins.  Alors, cet homme sauveur serait aussi la cause de la ruine de la cité ? Mais pourquoi ? Et pourquoi ce malheur qu’il aurait déclenché se manifesterait si longtemps après les actes dont on sait dans quelles conditions il les a commis ? Et ce devin, là, même s’il dit qu’il sait plus que nous, c’est seulement un homme.  Alors, quel est le sens de tout ça ?

Le chœur va l’exprimer sous la forme décrite plus haut : un discours composé d’une structure répétée à l’identique deux fois : strophe (= trois phrases déclamées avec figures dansées d’un côté) et antistrophe (= trois phrases déclamées avec figures dansées d’un autre côté), donc deux ensembles de six éléments, tandis que l’aulète souffle toujours dans son instrument.

Ce que dit le premier ensemble – je résume :

– strophe : Qui est donc l’assassin ? Le moment est venu pour lui de prendre la fuite. Apollon et les Kères (déesses de la vengeance) sont à ses trousses.

– antistrophe : L’oracle dit que nous devons le poursuivre. Lui, il va, errant, dans la forêt sauvage, comme un taureau. Il essaie d’échapper aux oracles mais en vain.

Ce que dit le second : je résume les deux premières phrases :

– strophe : J’ai un doute. Je ne sais s’il faut croire le devin. Je ne vois plus clair.

– antistrophe : Je la traduis :  

« Zeus et Apollon sont avisés et savent ce qui concerne les mortels. Mais ce que dit un devin qui fait partie des hommes, est-ce supérieur à ce que je dis ? Est-ce qu’il y a un moyen de savoir si c’est vrai ?

Eh bien, moi, jamais, avant d’avoir vu si une parole est juste, je ne pourrais le dire d’une parole d’accusateurs.

Ce qui est évident, c’est que la vierge ailée [la sphinge] s’est confrontée à lui, qu’il s’est montré par cette épreuve ingénieux et cher à la cité.  C’est pourquoi jamais il ne sera accusé par mon cœur* d’être prédisposé au mal**. »

*Le nom phrèn désigne le siège des sentiments et des passions.

**le nom kakia ne désigne par le mal, encore moins le crime, comme le traduisent les traducteurs, mais la prédisposition à faire le mal.

C’est cette seconde antistrophe, sur laquelle se clôt l’intervention du chœur, qui est importante ( la première est l’expression du déni), en ce sens qu’elle met en doute la prédiction (quand elle vient de la bouche d’un homme) et qu’elle place le problème au niveau de la seule question qui reste quand on a évacué celle, inadéquate, de la culpabilité.

Ce que dit Sophocle : comme nous savons qu’Œdipe n’est pas coupable – je (là, c’est moi) le dis un peu tôt, mais nous ne sommes pas dans le théâtre du suspense : il développera ce discours dans Œdipe à Colone, sa dernière pièce – on pourrait se poser la question d’une prédisposition au mal, mais je l’évacue pour éviter les débats inutiles et développer la problématique que m’inspire cette histoire, qui ne concerne donc ni la culpabilité ni la prédisposition au mal, ne vous égarez pas. Retenez bien – c’est toujours Sophocle qui parle –  le doute du chœur et la certitude de ce que lui dit son cœur.

(à suivre)

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