Sophocle – Œdipe Roi – 10

Après le discours délirant d’Œdipe intervient le Coryphée (rappel : l’acteur qui tient le rôle se déplace entre l’orchestra où évolue le chœur – l’expression sensible populaire – dont il est détaché – il est donc distancié de ses appréciations  – et le proskénion où évoluent les acteurs-expressions de la problématique) : il s’adresse à Œdipe pour lui faire remarquer que, comme Tirésias, il s’est lui aussi laissé dominer par l’orgè (bouillonnement intérieur, colère) et le sermonne : « Ce qu’il faut, ce ne sont pas de tels discours, mais résoudre au mieux les réponses du dieu. » (406,407)

Or, Sophocle fait suivre cette demande d’action à l’homme investi du pouvoir –  on imagine qu’elle a l’assentiment du public… peut-être pas seulement celui de l’époque – d’un nouveau discours de Tirésias, sans rapport avec elle, ce qui  fait apparaître l’intervention comme inopportune : sauf à proposer une explication psychologique, il est plus intéressant de voir là un procédé théâtral indiquant que les échanges entre les deux hommes ne sont pas hors-sujet, comme le dit le Coryphée, mais qu’ils font partie du processus de résolution.

Il va faire tenir à Tirésias deux discours (408->428 / 447->462) séparés par un nouvel échange avec Œdipe, et qui pourraient faire croire à de la redondance puisque les deux fois le devin semble dire la même chose.

Dans le premier discours, il précise à Œdipe qu’il parle en tant qu’« esclave [doulos] non de lui mais de Loxias » (410) – un surnom d’Apollon dont il est le prêtre : loxos = qui est de travers, oblique, incliné, peut s’appliquer soit au mouvement du soleil que personnifie le dieu, soit au caractère équivoque de ses oracles. Equivoque de l’équivoque.

– « Eh bien je dis, puisque tu m’as reproché d’être aveugle :  même si tu vois la lumière du jour, tu n’as pas la capacité de voir* dans quel malheur tu es, ni où tu habites, ni avec qui tu vis. » (412,413)

*blepein indique une fonction, pas une intention : Œdipe est aveugle pour ce qui concerne sa situation. Il ne s’agit donc pas d’un déni de sa part, mais d’une incapacité.

La fin du discours est une déploration de la situation d’Œdipe.

– Contre cela (le désastre personnel annoncé), couvre de boue la bouche de Créon et la mienne : en effet*, il n’est personne parmi les mortels qui sera anéanti plus misérablement que toi » (426, 427)]

*Le mot qui relie les deux propositions (gar) annonce une justification : s’en prendre aux messagers faute de pouvoir atteindre le donneur d’ordre, et l’apitoiement.

Aucune orgè dans ce premier discours qui met en évidence l’état d’impuissance d’Œdipe : tu ne vois pas, tu ne te doutes pas, tu ne comprends pas, tu n’entrevois pas, tels sont les verbes employés.

En revanche, la réaction d’Œdipe [en résumé : C’est insupportable ! Va-t’en ! (429,430)] est toujours dictée par l’orgè.

Avant de faire partir Tirésias, Sophocle lui met dans la bouche trois phrases sur lesquelles je reviens en fin d’article.

Pour Œdipe qui vient de lui reprocher des paroles insensées, elles résonnent comme des énigmes :

1 – « Pour ceux qui t’ont engendré, j’étais sage » (436)*

2 – « Ce jour te fera naitre et mourir » (438) **

3 – « C’est ce que tu as atteint par la décision des dieux qui t’a perdu » (442) ***

Tirésias va donc quitter la scène (et la pièce) après un second discours qui diffère du premier en ce sens qu’il parle de l’homme qui a tué Laïos à la troisième personne, alors qu’il s’adresse à celui auquel il vient de révéler qu’il était le criminel : « Je te le dis : l’homme que tu cherches (…) est ici » (459->461). Pour exclure toute impasse psychologisante, Sophocle lui a fait préciser, ce qu’on savait déjà, qu’il n’avait pas peur d’Œdipe.

Ce n’est donc plus l’homme qui parle, mais le devin qui annonce la fin… que Sophocle a choisie : « Voyant devenu aveugle, riche devenu mendiant, il marchera vers une terre étrangère montrant devant lui avec un bâton ». (454->456)

Le premier discours soulignait l’impuissance d’Œdipe en tant qu’objet qui n’a rien choisi de sa situation : il n’a pas demandé le pouvoir.

Le second le présente en tant que sujet agissant possible, distinct du premier (cf. l’homme que tu cherches).

L’examen des trois phrases permet de préciser :

1*– Tirésias a toujours vécu à Thèbes. En même temps que les spectateurs, Œdipe devrait donc comprendre que ses parents ne sont pas comme il le croit le roi et la reine de Corinthe, qu’ils sont thébains et que la présence du devin à leur côté indique qu’il s’agissait du roi et de la reine. Or il n’est pas sot puisqu’il a résolu l’énigme de la Sphinge.

2** – Les spectateurs savent que, dans le mythe, Œdipe ne meurt pas, et si naître est à prendre dans un sens symbolique (le verbe phuein signifie aussi « faire croître »), mourir également (diaphteirein = détruire, mettre à mal). Quelque chose va croître, quelque chose va être détruit.

3*** – « Ce que tu as atteint » traduit le nom tukhè = ce que l’homme atteint par la décision des dieux, donc ce qu’il ne choisit pas. Dans la bouche de Tirésias, tukhè ne désigne pas la réponse à l’énigme, mais le pouvoir politique qu’Œdipe n’a pas choisi. A ce moment de la pièce, Œdipe est encore l’homme-objet, et c’est pourquoi Sophocle lui fait répondre « Si j’ai sauvé cette cité peu m’importe » alors que rien n’indique qu’il ait affronté le Sphinx avec cet objectif.

On voit maintenant en quoi le dialogue entre Tirésias et Œdipe fait partie du processus : faire peu à peu émerger l’homme-sujet de l’homme-objet, seul capable de trouver la réponse.

Le discours du chœur va confirmer la problématique.

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