Le délire, ce sera l’invention du complot, via l’orgè : le bouillonnement intérieur, dont la colère, ce qui conduit à se laisser dominer par la passion (= ce qui est subi).
Il commencera après ce dialogue de quatre vers qui suit la réaction violente d’Œdipe au refus qu’oppose Tirésias à sa demande de révéler l’identité du meurtrier de Laïos.
Avant de l’aborder, je précise à nouveau ce point qui me semble important : Sophocle ne raconte pas une histoire, il la rappelle, plus exactement il l’utilise pour proposer une problématique inspirée par l’histoire elle-même.
Tout se joue, pour l’essentiel, dans le langage (mots, syntaxe) qu’il met dans la bouche de ses personnages.
Les quatre vers en sont un exemple et les différentes traductions sont significatives de la capacité ou, plutôt, de l’incapacité à reconnaître la problématique. Il ne s’agit pas de porter des jugements sur les traducteurs, mais de comprendre en quoi les traductions témoignent des limites d’une époque.
Les voici.
[Rappel : Tirésias vient de dire à Œdipe « De moi, tu n’apprendrais rien » (333 – cf. article 7)]
Œdipe : Qui ne serait pas en colère en entendant de telles paroles [= ton refus] qui signifient que tu méprises la cité ? (360)
Tirésias : Elles [les paroles de révélation que je ne veux pas prononcer] sortiront d’elles-mêmes, même si je résiste par le silence. (361)
Œdipe : Eh bien, les paroles qui vont sortir, il faut aussi que tu me les dises. (362)
Tirésias : Je ne pourrais pas expliquer plus avant. Contre cela, si tu le désires, irrite-toi de la colère la plus violente. (363)
Ce dont il est question ici, c’est de la parole adéquate, à savoir celle qui doit être prononcée par celui qu’elle concerne et dont elle met en jeu la responsabilité (dans le sens de réponse). Autrement dit, ce n’est pas à Tirésias de dire ce qui est, mais à Œdipe.
La demande à un autre de dire à sa place, c’est-à-dire le discours inadéquat, tel est le sens de ce moment théâtral, et c’est un élément important de la problématique de la pièce : le discours inadéquat est celui que le sujet attend de l’extérieur alors qu’il est le seul à pouvoir le prononcer, autrement dit, le discours qu’il attend, qu’il demande, est un discours qui lui est inaudible.
C’est ce que va montrer ce que j’appelle le délire d’Œdipe.
Le procédé théâtral qu’utilise Sophocle est celui du renversement des rôles.
Œdipe veut que Tirésias dise à sa place, Tirésias refuse, Œdipe déclare alors que Tirésias est l’instigateur du meurtre du roi avec la complicité de Créon.
Il s’institue ainsi devin, mais devin-délirant en ce sens que tout le monde sait que le réel n’a rien à voir avec le complot qu’il annonce.
Tirésias prend alors le rôle d’Œdipe et lui tient le discours qui devrait être le sien : « Je dis que le meurtrier de l’homme que tu cherches à atteindre, c’est toi » 362). Ce n’est pas un discours de devin – il ne s’agit pas de prédiction – mais le discours de celui qui dit un réel accompli (le meurtre et l’inceste). Œdipe ne peut donc pas l’entendre puisque ce discours ne peut pas venir de l’extérieur.
Le moyen imaginé par Sophocle est donc le bouillonnement intérieur qui bloque l’audition. On dit qu’il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. C’est un peu ça. Et celui qui ne veut pas entendre s’efforce de trouver un dérivatif. C’est ce que tente Œdipe :
– « Et est-ce que tu crois pouvoir continuer à dire cela en te réjouissant ? »
Tirésias : « S’il est vrai qu’il y a une force dans la vérité ». (368,369)
A l’argument-déni de perversion (se réjouir de dire le mal – la traduction « impunément », qui est possible, est à mon sens un appauvrissement), Tirésias ne répond pas par le vrai théorique (comme dans le 356. Cf. article précédent), mais par la vérité du fait accompli.
Je précise que ma traduction du vers 361 (« Elles [les paroles de révélation que je ne veux pas prononcer] sortiront d’elles-mêmes, même si je résiste par le silence. ») n’est celle ni de Budé ni de Biberfeld (trouvée sur Internet).
Eux traduisent par : Les malheurs viendront bien seuls / la vérité éclatera, alors que le sujet du verbe (=sortir) n’est ni « malheurs » ni «la vérité », mais un pronom neutre pluriel qui reprend le nom neutre pluriel de la phrase précédente (= les paroles).
Autrement dit, les deux traducteurs (comme Leconte de Lisle (1877) qui, lui, respecte le neutre qu’il traduit par « Les choses s’accompliront d’elles-mêmes ») refusent la problématique de la parole en tant qu’expression du sujet responsable de ses actes, pour lui substituer un objet (malheur, vérité, choses).
Je le dis un peu tôt : c’est ce refus de la problématique qui conduit à alimenter le débat sur la question à mon avis non pertinente de la culpabilité/non-culpabilité/innocence d’Œdipe – j’y reviendrai.
Quand Sophocle fait réponde à Tirésias « Je ne pourrais pas expliquer plus avant » (363), les trois traduisent : Je n’en dirai pas plus / Je ne prononcerai pas un mot de plus / Je ne dirai rien de plus, alors que le verbe chois par Sophocle (phrazein) ne signifie pas « dire » mais « expliquer. »
Est-ce que les spectateurs percevaient la problématique dont je parle ?
Les dialogues s’enchainent vite. Mais comme l’attention n’est pas mobilisée par le scénario, je dirai que le cerveau est disponible pour enregistrer ce que j’ai tenté de repérer et qui « ne va pas de soi », à l’époque, et encore aujourd’hui.
(à suivre).
Photo : contraste dans la rade de Lorient / Port-Louis
