Sophocle – Œdipe Roi – 7

La contradiction est illustrée par l’affrontement qui va suivre entre Œdipe et Tirésias. Tirésias est le devin et il est aveugle, comme Calchas, le devin de l’Iliade (Homère).

Quelle est cette cécité qui permet la connaissance, ou, si l’on préfère, en quoi faut-il ne pas voir, ou que faut-il ne pas voir, pour avoir la connaissance ? Qu’est-ce qui, soumis à la vue, est à ce point opaque qu’il empêche la connaissance ?

Le coryphée avait suggéré à Œdipe de consulter Tirésias et Œdipe avait répondu que, sur le conseil de Créon, il l’avait envoyé chercher. (285, 286,287) Dans ces trois vers, Sophocle utilise trois fois le nom-qualificatif « anax » (pour le dieu, le devin et Œdipe), qui indique la puissance… et que Budé (comprendre, le traducteur de l’édition Budé) traduit par « sire » (!) pour Apollon et Tirésias, « roi », pour Œdipe, comme si on était à Versailles.

Comme on va le voir, la traduction est un vrai problème.

Donc Tirésias arrive. Le coryphée le présente : « Seul des hommes en qui est enraciné le vrai. » (298,299) Pas la vérité (alètheia, féminin), comme traduit Budé, mais le vrai (alèthes, neutre). La vérité concerne l’événement (cf. la vérité historique), le vrai est le concept de l’adéquat, de ce qui sonne juste… peut-être ce qui n’est pas sous les yeux.

Le dialogue est d’une grande importance, en particulier le sens du verbe phronein, qui ne veut pas dire savoir (comme traduit Budé) mais penser.

Après avoir résumé la situation, Œdipe demande à Tirésias de révéler l’identité du meurtrier de Laïos et le devin répond par cette lamentation : «  Hélas ! Hélas ! combien penser est terrible quand il ne procure aucun avantage à celui qui pense ! Je le savais, mais j’ai oublié ; en effet, je ne serais pas venu là. » (316,317,318)

Traduire par savoir revient à dire que Tirésias s’apitoie sur lui-même. Il en va autrement si celui qui pense est Œdipe en ce sens que sa pensée n’est pas adéquate.

C’est ce que confirme une première fois le devin après qu’Œdipe s’est étonné de son refus de parler : « Je vois en effet que ton discours ne va pas à ton avantage. » (324,325) et une seconde fois après une nouvelle protestation d’Œdipe (« Tous nous sommes prosternés devant toi, suppliants ») : « Tous, en effet, vous n’êtes pas dans la pensée. » (327,328)

Vous n’êtes pas dans la pensée.

Et quand Œdipe proteste à nouveau (« Que dis-tu ? Tu sais en toi-même et tu ne diras rien ? Mais réalises-tu bien que tu nous trahis et que tu perds la cité ? ») il objecte : « Quant à moi, je ne je ne blesserai ni moi-même ni toi. [On remarque que « nous » est réduit à « toi et moi » et que la cité est évacuée] Pourquoi interroges-tu autrement qu’il ne convient ? En effet, tu n’obtiendrais rien de moi. » * (332,333)

Là, un point de grammaire est nécessaire : le grec disposait d’un mode verbal, l’optatif (il correspond en gros à notre conditionnel), et qui est employé ici. Budé traduit : « Pourquoi me pourchasser vainement de la sorte ? De moi tu n’auras rien. » Autrement dit, en ne respectant pas le texte (« me » n’est pas dans la phrase, pas plus que le futur simple) il propose une interprétation psychologique (quel entêté que cet Œdipe !), alors qu’il s’agit de tout autre chose, à savoir de la pensée inadéquate : le questionnement d’Œdipe n’est pas celui qui convient.

Et c’est alors que commence son délire.

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