La réponse d’Œdipe à la demande du prêtre va permettre d’avancer dans l’identification de la problématique.
Le premier nom que prononce Œdipe au tout début de la pièce en s’adressant aux enfants installés devant le palais est tekna (= enfants dans le sens de rejetons)qui désigne donc une descendance, en l’occurrence, il le précise, celle de Cadmos, le fondateur mythique de Thèbes. Ô tekva (…) véa trophè = Ô rejetons (…), nouvelle génération… (1)
Le premier qu’il prononce en réponse à la supplication du prêtre est païdes (= enfants –> pédiatre, pédagogie) dont la connotation est immédiatement affective – le nom est accompagné de l’adjectif oiktroi : dignes de pitié. Ô païdes extroi : Ô mes pauvres enfants… (58)
La suite du propos est en contradiction avec l’ignorance affichée au début : Œdipe explique qu’il souffre plus que tous de la situation qu’il connaît, qu’il y a réfléchi et qu’il a envoyé son beau-frère Créon à Delphes pour demander au dieu la cause du malheur et son remède.
Dès lors, on peut dire que ce qui ouvre la problématique de la tragédie est l’équivoque. Le personnage d’Œdipe qui tient dans le même temps deux discours contradictoires est donc objet d’interprétation (cf. article 1). Il ne s’agit pas de psychologie – le prêtre ne relève pas la contradiction – mais d’un signe émis par Sophocle.
La fin du prologue est une illustration de l’équivoque.
Créon arrive, Œdipe annonce qu’il a l’air radieux, le prêtre précise qu’il porte une, couronne de lauriers en fleurs – donc tout va bien – et Créon lui-même commence par dire que « si le malheur tourne bien, tout peut prospérer. » (87,88) (cf. « A quelque chose malheur est bon », selon le proverbe). Œdipe lui répond qu’il balance entre la confiance et la crainte (89,90).
Créon donne alors la réponse de l’oracle : il faut débarrasser la cité de la souillure avant qu’elle ne devienne incurable, et quand Œdipe lui demande « Par quelle purification et quelle est la nature du malheur ? » (99), il répond qu’il y a eu un meurtre et que le ou les meurtriers* doivent être bannis.
*Les traductions divergent. Je n’insiste pas, mais si quelqu’un est intéressé, je veux bien expliquer davantage.
La suite du dialogue renforce l’équivoque : Créon apprend à Œdipe que Thèbes a été gouverné avant lui par Laïos, Œdipe dit qu’il en a entendu parler (!) et … là, Sophocle enrichit l’équivoque d’humour noir… qu’il ne l’a jamais vu lui-même, puis, informé de son assassinat, il s’interroge sur la possibilité de retrouver les meurtriers (aucun doute ici, c’est bien un pluriel) après un si longtemps…
J’ai là une question dont je me demande dans quelle mesure elle pouvait ou ne pouvait pas se poser à l’époque : Œdipe a tué Laïos sans savoir qui il était, est arrivé à Thèbes, a répondu à l’énigme, a été investi du pouvoir, a épousé Jocaste sans savoir qu’elle était sa mère et a eu quatre enfants dont on apprendra qu’ils sont préadolescents : pourquoi Sophocle fait-il attendre le dieu si longtemps avant qu’il ne décide de frapper la cité du mal qui la détruit ? Je la pose autrement : comme le processus qui s’enclenche est aussi de l’ordre de la mémoire – aussi, parce que c’est une enquête policière qui va se dérouler – est-ce que le temps long serait celui qu’il faut pour que sortent des souvenirs aussi traumatisants ?
La suite de l’interrogatoire que mène Œdipe participe de la fonction informatrice du prologue et de sa propre dualité (désormais compliquée de la mémorisation) puisqu’il ne sait ni quand ni où Laïos a été tué et qu’il ne réagit pas quand Créon lui apprend qu’un de ceux qui accompagnaient le roi a réussi à s’enfuir au moment où il a été tué.
Le prologue s’achève sur des propos d’Œdipe qui hésitent entre l’humour noir déjà évoqué – à moins qu’il ne s’agisse d’ironie… on verra plus tard – et le tragique : il dit prendre à cœur la recherche de l’assassin (cette fois au singulier) parce qu’il pourrait l’assassiner, lui aussi… et il assure qu’il triomphera ou, qu’il mourra.
En invitant les enfants à sortir, le prêtre lance cette prière : « Que Phoebos (autre nom d’Apollon) qui nous a envoyé ces oracles vienne nous sauver et mette fin à ce fléau ! »
Ce qui contribue encore à l’équivoque.