J’ai évoqué la spécificité du théâtre athénien antique dans les trois articles sur Antigone (4,6,8 juin 2021). Je rappelle qu’il était un composant des fêtes religieuses célébrées en l’honneur de Dionysos, la divinité de l’énergie vitale (des représentations de phallus étaient portées en procession), en particulier du vin.
Les Grandes Dionysies se déroulaient au début du printemps. Pendant les quatre derniers jours avaient lieu les concours de dithyrambes (chants en l’honneur de Dionysos), de comédies et des tragédies dont il ne nous reste qu’une petite vingtaine alors que les seules productions de Sophocle dépassèrent la centaine.
Au pied des gradins semi-circulaires, l’orchestra, circulaire, où évolue le chœur, composé d’hommes masqués, qui chante et évolue en une sorte de danse – sans doute quelque chose comme une marche cadencée, allant d’un côté (= strophe,< du verbe strephein = tourner, se tourner), puis d’un autre (anti-strophe) ou demeurant immobile (stasimon, < de histèmi : fixer, se ternir debout ) – accompagné de l’aulos, instrument à anches qui s’apparente au hautbois et joué par un musicien installé près de ou sur l’autel de Dionysos situé au centre de l’orchestra. Au fond, surélevée, la skènè (> scène) qui comporte une construction servant de coulisses et aussi de support au décor, en général une représentation stylisée de la façade du palais du roi. Elle est prolongée d’une estrade (proskenion) où évoluent les acteurs. Cet ensemble communique avec l’orchestra par quelques marches.
Les quelque dix-huit mille spectateurs qui regardèrent Œdipe Roi connaissaient l’histoire mais ignoraient la manière dont elle serait racontée, autrement dit quelle serait la teneur des dialogues et des chants du Chœur qui représentait ici l’ensemble des citoyens, en quelque sorte eux-mêmes.
La pièce comporte un prologue (=introduction), quatre épisodes (= des actes), et un exode (=conclusion).
Prologue. (1->150)
Les marches qui relient l’orchestra (vide pour le moment) au proskenion sont occupées par des enfants et le prêtre de Zeus.
Un personnage sort du palais, précise qu’il est Œdipe, que tout le monde connaît son nom, puis demande au prêtre de lui expliquer pourquoi la cité est en émoi et ce que font ici ces enfants.
Il est évidemment tout à fait invraisemblable qu’il ne soit pas au courant – il ne s’agit pas d’un événement mais d’une situation qui dure depuis longtemps – et cette ignorance n’est pas réductible au code théâtral du prologue qui doit fournir de manière plus ou moins artificielle les informations indispensables aux spectateurs. J’y reviens un peu plus loin. La question essentielle que pose Œdipe au prêtre : est-ce que vous êtes-là par crainte ou désir de quelque chose ?
Dans sa réponse, le prêtre l’apostrophe « Ô Œdipe, puissant de mon pays », ce qui amène à cette précision : Roi (Œdipe Roi) est la traduction inadéquate du grec (Oidipous) turannos (d’où vient tyran) qui en grec désigne d’abord celui qui dispose du pouvoir absolu, sans la connotation péjorative. Œdipe n’est pas roi – bien qu’il soit le fils du roi – , et s’il dispose du pouvoir, c’est – le prêtre le rappelle – parce qu’il a libéré la cité de la « cruelle chanteuse » (Le Sphinx, ou la Sphinge qui s’exprimait à la manière des poètes) et le prêtre précise encore que tout le monde pense qu’Œdipe a été aidé dans la résolution de l’énigme non par un homme mais par une divinité : il est donc celui qui pourra une nouvelle fois aider la cité, que l’aide qu’il reçoive soit celle d’un dieu ou d’un humain, peu importe – une manière pour Sophocle d’annoncer la suite, comme un cinéaste le fait en mettant la focale sur un objet qui paraît anodin. Pour expliquer de quel mal souffre Thèbes, le prêtre emploie le nom loïmos (fléau, peste) souvent traduit par peste, alors que les symptômes décrits ne sont pas ceux de la maladie que connaissaient bien les Athéniens pour l’avoir subie une dizaine d’années auparavant, mais ceux de la stérilité : végétaux, animaux et humains ne peuvent plus se reproduire.
Le fléau dure donc forcément depuis déjà longtemps et l’ignorance d’Œdipe, détenteur du pouvoir, le place donc « ailleurs ». Une manière pour Sophocle de dire qu’il n’est pas concerné par les contingences du monde ordinaire ou qu’il ne veut/peut pas l’être. Est-ce la marque du pouvoir absolu qui tend à isoler celui qui le détient (cf. la royauté dans notre propre histoire), le rappel sous une autre forme que la résolution de l’énigme en fait un être « à part », le signe d’un déni, ou alors l’annonce que la problématique qui va être développée ne concerne pas le monde ordinaire – comme cette histoire de Sphinx ? Parce qu’il n’est pas possible, comme pour tout le reste, de faire comme si Sophocle n’était pas maître de ce qu’il crée.
(à suivre)