Un essayiste (Samuel Fitoussi) vient de publier un livre intitulé Pourquoi les intellectuels se trompent.
Là, commence l’angoisse. Si je critique l’intitulé, je me comporte en intellectuel, et comme l’auteur est un spécialiste de l’intellectuel qui se trompe, il est probable que ma critique signifiera que j’en suis un.
D’autant que cet intitulé dénote une grande finesse d’esprit puisqu’elle distingue l’erreur de l’intellectuel et l’erreur du pas-intellectuel, en particulier leur différence essentielle qu’il illustre dans un exemple lumineux : le boulanger qui se trompe risque de perdre son commerce donc il a intérêt à corriger son erreur, alors que l’intellectuel qui se trompe a beaucoup à perdre s’il change ses idées puisque ce sont ses idées qui le font vivre.
Voilà. Il est absolument vrai qu’il n’y a aucune différence entre une baguette de pain pétrie, cuite et qu’on déguste quand elle sort du four et une pensée élaborée. Par exemple, Kant écrit La critique de la raison pure le mardi matin (il ne pense pas le lundi) et le lecteur qui la lit en prenant son petit-déjeuner (la moitié de la baguette du boulanger) voit immédiatement si l’analyse manque de sel, si elle n’est pas asse travaillée, si la texture est un peu molle Je le disais, c’est lumineux de fine intelligence intellectuelle qui ne se trompe pas.
D’accord, mais l’erreur de l’intellectuel, d’où vient-elle, demandez-vous ? C’est tout aussi lumineux : « Plus vous êtes instruit, plus vous aurez tendance à adopter des positions extrêmes ; plus vous êtes informé, plus vos opinions risquent d’être polarisées ; plus vous êtes diplômé, plus vous vous persuadez facilement que les autres développent des arguments biaisés ; plus vous vous montrez agile d’esprit, plus votre mauvaise foi possède d’élasticité, vous permettant de toujours retomber sur vos pieds… »
Autrement dit, moins on est instruit, plus on adoptera des positions équilibrées, plus on sera ignorant, plus on sera moins polarisé, moins on sera diplômé, plus on sera intellectuellement honnête, et plus on sera brut d’esprit, moins on sera de mauvaise foi.
En applaudissant cette apologie de l’ignorance qui invite à fixer le seuil à partir duquel l’instruction devient un danger public, nous pourrions, pour commencer, ramener la fin de l’école obligatoire à 14 ans en limitant l’accès au second degré et à l’université à quelques-uns qui seraient étroitement suivis par une équipe médicale chargée de mesurer le trop d’instruction, d’information, de diplômes.
Oui, vous l’avez deviné, l’intellectuel qui se trompe est surtout, sinon exclusivement, de gauche, et l’intellectuel de gauche qui s’est le plus trompé (plus exactement il s’est toujours trompé) s’appelle Jean-Paul Sartre dont la figure est dessinée sur la couverture du livre pour qu’on ne se trompe pas.
L’auteur oppose à ce monde de l’erreur intellectuelle, les réseaux sociaux parce qu’ils sont le bon sens du peuple qui corrige les dérives de ceux qui pensent de manière erronée. Surtout ceux qui s’occupent des sciences sociales qui critiquent la civilisation européenne, chrétienne, blanche et le patriotisme.
Cette fine analyse psychologique du danger de savoir oublie un paramètre : celui du moment de l’histoire dont il parle et la problématique du « commun » qui en fut le constituant principal. Ce paramètre n’excuse évidemment rien, mais il permet de comprendre pourquoi des intellectuels, nombreux, ont soutenu les entreprises révolutionnaires en URSS, en Chine, à Cuba, le renversement du shah d’Iran etc. Pourquoi ils n’ont pas dénoncé dans le moment où ils l’ont su, les crimes de Staline, de Mao, de Castro etc.
La critique évidemment nécessaire est à construire – elle n’a pas à voir avec « l’erreur » – dans le cadre de la dialectique qui prévalait alors entre capitalisme et socialisme. Si, au vingtième siècle, la révolution socialiste/communiste a tué et en masse, le capitalisme aussi, et il a été défendu lui aussi, par des intellectuels. Raymond Aron dont l’auteur fait l’éloge (contre Sartre) a soutenu le putsch de Pinochet, mais lui n’était pas un intellectuel qui se trompe.
Sa démarche s’inscrit dans le discours populiste actuel qui cible les élites, en particulier l’université, et qu’il oppose au peuple qu’il confond avec la population.
Pour un spécialiste de l’erreur intellectuelle, c’est un bon exemple.