Quand j’étais petit – je préfère à enfant qui signifie « ne parle pas » alors que là, je parlais – le 1er décembre – le premier dimanche de l’avent que je croyais être celui de l’« avant » – annonçait Noël, les vacances, l’arrivée de ma cousine et de mon cousin, le sapin, la crèche, les trois messes de minuit, le réveillon et les cadeaux. Je ne mentionnerai pas la neige et les descentes en luge dans le premier pré en pente de la campagne toute proche, d’abord parce que j’ai constaté un jour où je passais par-là, façon pèlerinage, que le pré a été remplacé par des maisons, ensuite parce que la neige, aujourd’hui apparaît comme un simple passé.
Ce n’est pas du tout simple mais ça me permet une transition fine avec l’intitulé.
Donc le passé-simple.
Je suis en train de revoir et de terminer Un hiver en Bretagne que j’envisage d’envoyer à un éditeur – je l’ai donc enlevé du blog – et que je ferai précéder de cet Avertissement. Comme il est question de François Mauriac, j’ajoute une photo de sa maison de Malagar (dans l’Entre-Deux-Mers bordelais où nous fûmes… dans un passé récent).
« Le passé-simple a des allures de nœud papillon littéraire. Ringard, bourgeois, entre autres qualificatifs. En dehors de la parodie, quel personnage de roman se risquerait à déclarer : « Hier nous déjeunâmes au restaurant et nous choisîmes le plat du jour » ?
Il se trouve que le plat est inscrit au menu du jour d’une écriture tourmentée par la trahison de classe et la honte. L’interdit du relief du passé-simple en est un corollaire, comme la honte est celui de la faute.
Ce sentiment, dont la proclamation n’est pas sans ambiguïté, dilue l’analyse dans l’exposé d’un malaise en l’occurrence mal identifié : « trahison de classe » et « honte » évoquées par ceux qui s’accusent d’être des « transfuges » au motif qu’ils ne cochent plus la case familiale « absence de diplôme universitaire », sont en réalité les expressions du déni de problèmes affectifs, ainsi transférés dans le champ social et politique. L’évacuation par transfert est caractéristique de ce déni auquel la radicalité peut servir d’exutoire.
L’emploi ou le refus de tel ou tel temps, des figures de style, le choix de telle ou telle structure de phrase constituent un style, et, autant que les mots, signifient le rapport aux autres, au monde et à soi-même.
Pour m’en tenir à l’emploi des temps, « Quand vous arrivâtes à Paris, vous prîtes le métro », sonne comme un anachronisme qui, selon le contexte, peut être lu comme un jeu, un goût pour le classicisme ou la préciosité.
En revanche « Quand Azize arriva à Paris, elle prit le métro qui n’était pas en grève » passe très bien à l’écrit et même à l’oral.
Entre « arrivâtes » et « arriva », « prîtes » à « prit », ce n’est pas le temps qui change, mais la sonorité.
Qu’est-ce qui rend acceptable « a » ou « i » et inacceptable « âtes » et « îtes », non par eux-mêmes (natte, chatte, vite, rite), mais dans l’utilisation des verbes ?
Ces sonorités sont les échos d’un monde, littéraire et social, dont cet extrait d’un texte de François Mauriac (Bordeaux ou l’adolescence – 1926) donne un aperçu : « Cette ville où nous naquîmes, où nous fûmes un enfant, un adolescent, c’est la seule qu’il faudrait nous défendre de juger. » Le pluriel de majesté et la première personne du pluriel du passé-simple sont l’expression d’un code désormais périmé et sont devenus des curiosités archéologiques.
L’utilisation désormais obsolète de ce temps, des imparfait et plus-que-parfait du subjonctif, du conditionnel-passé deuxième forme, suppose d’abord, pour être entendus et lus, la connaissance des valeurs des temps et modes.
Or, ces valeurs n’ont jamais été enseignées qu’au-delà du cycle primaire, donc à une infime minorité d’enfants quand la plupart d’entre eux quittait l’école à quatorze ans, après le certificat d’études. L’ouverture à tous de l’enseignement secondaire n’a pas permis de récupérer ces temps, sans doute parce que la longue période de discrimination sociale et scolaire les a marqués au fer rouge.
Il n’est donc plus possible de traduire le célèbre constat d’efficacité militaire de César « Veni, vidi vici » autrement que par « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu » (passé-composé), alors que la traduction adéquate serait « Je vins, je vis, je vainquis » (passé-simple qui correspond ici à la valeur du parfait latin) : le passé-composé utilise les auxiliaires être et avoir au présent dont les formes sont simples et familières, alors que la maîtrise du passé-simple dépend de l’apprentissage que j’évoquais.
Le résultat est un affaiblissement de sens par le nivellement. Je suis venu et je vins n’ont pas la même signification.
A la place de « Vous arrivâtes, vous vîntes, vous prîtes » il convient donc écrire « Vous êtes arrivés, vous êtes venus, vous avez pris », non parce que le lecteur ne comprendrait pas, ni qu’il aurait identifié le passé-simple, mais parce que les sonorités verbales « âtes, întes, îtes » sont désormais si négativement connotées qu’elle sont devenues inaudibles et ont ainsi disparu de l’usage écrit et oral.
En revanche, si « J’allai à Paris » peut être dit et écrit sans heurter l’oreille, il n’est pas certain que le lecteur sache qu’il vient d’entendre ou lire un passé-simple, puisque, pour les verbes du 1er groupe, la première personne de ce temps ressemble à celle de l’imparfait. « J’allais » qui a imposé sa sonorité peut donner à « J’allai » l’apparence d’une erreur d’orthographe.
La littérature permet de laisser ces exclusions dans le cadre du quotidien, autrement dit d’entendre « J’allai » comme « Je vins », et invite à demander au contexte si « Je dis, tu dis, il dit » sont des présents ou des passés-simples.
Dans sa correspondance, Flaubert décrit longuement à Louise Colet la souffrance qu’il éprouve pour parvenir au style qu’il recherche. Rejeter la subjectivité en fut le paramètre essentiel. C’est ce rejet qui, malgré lui, constitue l’essentiel du discours qui sous-tend ses récits et la révèle.
Quel que soit le style, l’écriture littéraire est d’abord et surtout l’expression de règlements de comptes personnels. »
