Le narrateur construit l’aventure qu’il raconte, en dix strophes et au passé-composé, dans le temps même où il la construit.
Le passé-composé est introduit par un présent deux fois répété, un « je sais » qui témoigne de l’acquis d’un apprentissage « réel » en ce sens que la création – quel qu’en soit le support – enseigne un quelque chose par la combinaison de l’imaginaire et des sensations qui se nourrissent mutuellement.
Chaque fois qu’il peint la montagne Sainte-Victoire (environ quatre-vingts fois) Cézanne crée non une nouvelle Sainte-Victoire mais un nouveau rapport avec le monde qu’il rend ainsi visible.
Ce n’est pas la mer que Rimbaud rend visible mais l’aventure de la mer – en tant que support.
Le principe de la peinture de l’un et de la poésie de l’autre, c’est la destruction d’un monde invisible, inacceptable tel quel, et sa reconstruction à partir du chaos premier.
Dès lors qu’on est disposé à courir le risque de l’aventure proposée par l’un et par l’autre, il n’y a pas besoin de l’explication du prof., seulement de disponibilité.
Ainsi :
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, 8
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !
La disponibilité, c’est écouter (vers 1 et 2) le bloc « sais cieux crevant », c’est associer ses résonances aux résonances de la liquide « l » dans « les , éclairs, et les », et à celles des combinaisons « cre ,airs tr , re, cour», puis les associer à celles du sens des mots crevant, éclairs, trombes, ressacs et courants.
Il n’y a pas à faire d’abord ceci ou cela : tout marche ensemble avec le rythme impulsé par les trois et, et par le rejet des 8 premières syllabes du vers 2.
Il n’y a aucune difficulté que celle-là : prendre le temps d’écouter.
Voici donc l’aventure, jusqu’à la strophe 17.
Je donnerai seulement, ici et là, quelques informations et proposerai quelques suggestions.
J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très-antiques 9
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
> « horreurs mystiques » est une alliance de mots qui s’apparente à un oxymore : deux mots dont les sens sont en principe contradictoires (ex : une belle laideur). Mystique évoque plutôt beautés .
> pour « frissons de volets » voyez la lumière qui passe à travers les fentes d’un volet et joue sur le plancher.
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes, 10
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries 11
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
> vacheries :dans le sens de : ce qui concerne le comportement de la vache notamment « pleine ».
> des Maries : tout ce que peuvent évoquer les statues, très nombreuses, de la vierge Marie (mère de Jésus).
J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides 12
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !
J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces, 13
Et les lointains vers les gouffres cataractant !
> Léviathan est un monstre marin biblique.
Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises 14
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
– Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades 15
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.
> dérades : mot créé (néologisme) évoquant la rupture avec la rade (abri dans un port).
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes 16
Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…
Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles 17
Des noyés descendaient dormir, à reculons !
Si vous avez des suggestions…
(à suivre)