Le bateau ivre – Arthur Rimbaud (4)

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème

De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,

Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême                                   6

Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Et dès lors, ouverture du temps et de l’espace, annonce la problématique du passage, insolite ou extraordinaire, de l’univers ordinaire, quotidien, à l’univers autre, qu’il soit juste après le coin de la rue ou à l’autre bout de monde, peu importe, puisqu’il est essentiellement et d’abord une construction.

Ici, pour l’adolescent, fils de Vitalie Cuif et habitant Charleville, l’univers autre, est, en même temps que celui les fugues, la Mer.

Et n’a pas le sens habituel de l’ajout : il n’est plus la conjonction de coordination mais un propulseur d’autant plus puissant que la virgule crée un moment d’arrêt, pour une résonance des trois mots, en suspension, après la seule seconde de leur simple déchiffrage. Un arrêt dont la durée est choisie par le lecteur.

Le choix du temps de lecture de la résonance est, au-delà du récit, celui de l’accès au discours, tel qu’il est défini dans les cinq premières strophes. Ce temps ne se calcule pas en secondes mais en intensité.

– je me suis baigné dans le Poème / De la Mer invite à transposer les sensations expérimentées, familières, du corps immergé (ne serait-ce que dans l’eau de la baignoire) dans l’esprit immergé dans un analogue imaginaire, intellectuel, sensible, au moyen de ce que Rimbaud nommera « un long immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».  

Ce qui veut dire que le Poème de la Mer n’est pas celui que crée le poète, mais celui que chante la Mer en tant qu’entité à physique et mythique (cf. le rejet de Mer et les majuscules) ; elle est pour lui l’équivalent profane de la divinité qui, selon Platon, enthousisame (= être inspiré par le dieu) le poète.

– ainsi, les appositions (infusé, lactescent – rapport avec la couleur du lait – , dévorant) complètent le Poème de la Mer, la mer elle-même – peut-être bien aussi je – et créent, par la structure rythmique et les associations (infusé d’astres, azurs verts), les formes et les couleurs d’un univers chaotique (dans le sens précisé plus haut) puissant (dévorant) qui peut évoquer celui de Van Gogh.

(il sera repris  au début de la strophe suivante) est ce lieu à la fois physique et spirituel où la mort devient une forme de vie autre, dans une représentation dédramatisée et hors du tragique  (flottaison, pensif, descend)  ;  il faut laisser à ravie – le rejet gomme la morbidité de blême – son double sens ( enlevée, naïve) et noter la touche de couleur vive du « i », comme un sourire, le temps du passage en trois mouvements qui épousent la vague : pensif parfois descend =  deux sourdes (p) et une sonore (d) pour la glissade finale.

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires

Et rythmes lents sous les rutilements du jour,

Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,                              7

Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Cette seconde strophe achève la peinture du lieu par ce qui donné comme la matrice active (Fermentent) du Poème de la Mer : les rousseurs amères de l’amour ! : trois « r », deux sifflantes (-sseurs /samères) pour une couleur de feu qui ne peut que renvoyer à la seule expérience qu’il a de l’amour : son absence.

Ce qui précède est d’un ordre psychédélique dont les démesures (tout à coup / rythmes lentsbleuités, rutilements, délires, alcool)  répondent à la démesure de cette absence. Le rejet du verbe à la fin et celui du sujet derrière le verbe ajoutent à l’effet d’explosion et à la gravité de la souffrance.

Les onze strophes suivantes racontent cette expérience.

(à suivre)

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